Lyrique

"Owen Wingrave" à Bastille, l'adieu aux armes

Les artistes en résidence à l'Académie de l'Opéra de Paris ont choisi, pour cinq représentations, un opéra trop rare de Benjamin Britten, le superbe "Owen Wingrave", jusqu'au 28 novembre 2016. Une nouvelle production chambriste et percutante qui exalte le génie du compositeur britannique et, grâce à l'orchestre, ses mystères ambigus.



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Avant-dernier opéra du plus grand compositeur anglais du XXe siècle, "Owen Wingrave" est une commande de la BBC, un opéra (le premier du genre) conçu pour la télévision et qui sera diffusé en eurovision à partir du 16 mai 1971 en Europe. Sur un livret de Myfanwy Piper, tiré d'une nouvelle d'Henry James parue à la fin du XIXe siècle - qu'il a lue dans les années cinquante - Britten (qui mourra cinq ans plus tard) règle ses comptes avec son passé et tresse les motifs de ses obsessions de toujours.

Avec Henry James, dont l'œuvre est aussi à l'origine de "The Turn of Screw", Britten partage le goût des relations ambiguës, des non-dits et des interstices des psychés et des demeures propices aux événements les plus troublants, basculant dans le fantastique. Il met souvent en scène dans ses opéras l'innocence bafouée par les hommes ("Billy Budd" d'après Melville, 1951) et la confrontation tragique d'individus face à la société, celle des traditions absurdes, des intolérances et de la violence toujours prête à blesser, derrière les mirages de la sociabilité ("Peter Grimes", 1945). Le fils révolté qu'est Owen Wingrave est de ceux-là.

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Owen, "le dernier des Wingrave", refuse de perpétuer la tradition militaire familiale en annonçant, dès l'ouverture, sa volonté de ne pas devenir un de ces officiers qui emmènent ses hommes à la boucherie. Véritable "soldat" du pacifisme, il brisera le cercle fatal d'un destin tout tracé, au prix de la haine de sa famille, de sa fiancée Kate et de l'incompréhension de tous, par un sacrifice final énigmatique dans la chambre hantée de la demeure paternelle – où, par le passé, un de ses ancêtres avait tué son fils qui refusait de se battre.

Une histoire de rébellion actualisée dans une mise en scène, qui nous fait signe, par Tom Creed, un artiste irlandais*, avec un mur barrant la scène faisant référence à tous les murs construits ou à construire de notre époque, pour faire frontière. Si le choix de recentrer le propos sur l'éloge du pacifisme, à l'époque des faucons néo-conservateurs de tous poils, est pertinent (Britten partit d'ailleurs aux USA en 1939 comme objecteur de conscience), la relation peut-être trouble qu'entretient le directeur de l'école militaire, Spencer Coyle, avec le jeune, beau et brillant Owen Wingrave est écartée dans cette proposition.

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Tom Creed résout brillamment la difficulté que pose l'œuvre conçue pour l'écran - que Britten voulait telle une succession de monologues ou de dialogues, montrant les réactions de chacun des membres de la communauté. Il utilise tout l'espace de l'amphithéâtre de Bastille (escaliers, accès, galerie y compris) et choisit d'isoler chacun des protagonistes par un trait de lumière aux moments idoines. Le père d'Owen est mort à Kandahar. Soit. Le jeune homme, quant à lui, abandonne l'académie militaire et sera déshérité par son grand-père, un de ces oiseaux de proie impitoyables qui ont envahi la scène. Une histoire de fantômes aussi, que soulignent les ombres inquiétantes de la vidéo.

Les cordes de l'Académie de l'Opéra de Paris, avec l'Orchestre-Atelier Ostinato, quinze musiciens dirigés par Stephen Higgins, déploient un beau tissu sonore riche des multiples et subtils climats qui se succèdent dans l'œuvre. Un tissu ici ramené à la trame, qui fait entendre quasi analytiquement une partition (ici) contemporaine, mais fidèle à son esprit. Une vraie plongée dans les mystères de l'inconscient (réduite dans la mise en scène à l’utilisation d’une scène "ténébriste") avec le rôle extraordinaire dévolu aux percussions (dont le gamelan balinais), le langage parfois dodécaphonique ou tonal, les références à l'écriture de Purcell. Ce refus du spectaculaire voulu par Britten n'empêche pas un lyrisme pathétique et introspectif, qui culmine avec les interventions du Chanteur de rue (ou Narrateur) et l'aria d'Owen à l'acte II : "Dans la paix, j'ai trouvé mon image, je me suis trouvé moi-même".

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Le baryton polonais Piotr Kumon (qui faisait annoncer au début du spectacle une laryngite) est un Owen juvénile, déchirant mais déterminé. Les sept autres chanteurs choisis impressionnent aussi : citons la Miss Wingrave (à la voix parfois un peu stridente) d'Elisabeth Moussous, Le Coyle de Mikhail Timoshenko, le Lechmere de Jean-François Marras et l'irradiante Kate de Farrah El Dibany. On ne saurait rater cet opéra donné trop rarement, et défendu par une si belle équipe.

* Le spectacle est coproduit avec l'Irish Youth Opera.

Prochaines soirées : 22, 24, 26 et 28 novembre 2016 à 20 h.
Opéra Bastille, Amphithéâtre, place de la Bastille, Paris 12e.
>> operadeparis.fr

"Owen Wingrave" (1971).
Opéra en deux actes.
Musique de Benjamin Britten (1913 - 1976).
Livret de Myfanwy Piper.
En anglais, surtitré en français.
Durée : 2 h avec un entracte.

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Stephen Higgins, direction musicale.
Tom Creed, mise en scène.
Aedin Cosgrove, scénographie et lumières.
Catherine Fay, costumes.
Eoghan Carrick, dramaturgie.
Jules van Hulst, Wieger Stennhuis, vidéo.

Piotr Kumon, Owen Wingrave.
Mikhail Timoshenko, Spencer Coyle.
Jean-François Marras, Lechmere.
Elisabeth Moussous, Miss Wingrave.
Sofija Petrovic, Mrs Coyle.
Laure Poissonnier, Mrs Julian.
Farrah El Dibany, Kate Julian.
Juan de Dios Mateos Segura, Général Sir Philip Wingrave, Le Narrateur.

Musiciens en résidence à l'Académie : Jeanne Bonnet, Marc Desjardins, Annabelle Gouache, Gerard McFadden, Marion Stienne, Hanna Zribi, Ben-San Lau, Yoann Héreau.
Orchestre-Atelier Ostinato.

Christine Ducq
Mardi 22 Novembre 2016
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