Danse

"Ombres portées" Famille je vous hai… me, mise en lumière poétique des non-dits

Au vindicatif "Familles, je vous hais !" d'André Gide, répondait en écho le vengeur "Familles, je vous ai" d'Hervé Bazin. Avec l'écriture qu'est la sienne, un délié d'arabesques aériennes nimbées de clairs-obscurs lumineux, Raphaëlle Boitel apporte ici sa touche personnelle au dévoilement du problématique édifice parental. Transcendant les non-dits familiaux, sans rien édulcorer de leurs nuisances, elle les "projette" en ombres portées jusqu'à nous dans des jeux de montrer-cacher hypnotiques saisissants de vérité.



© Christophe Raynaud de Lage.
On se souvient encore d'avoir été subjugué par les très beaux tableaux de camaïeux de noirs – échos de l'outrenoir de Pierre Soulages – que la chorégraphe nous avait offerts dans "La Chute des Anges". Accompagnée du même talentueux maître des lumières et toujours avec la subtilité comme marque de fabrique, Raphaëlle Boitel convoque les ressources de son art pour nous introduire au cœur d'une famille… ordinaire.

Une jeune femme, assise sur un trapèze où elle se balance sereinement, déroule les souvenirs d'une enfance heureuse… du moins le devine-t-on, car sa voix affaiblie nous parvient par bribes. Ses mouvements de va-et-vient conjuguent sa disparition, dans l'arrière-plan plongé dans le noir du fond de scène, et son apparition, sous les lumières de l'avant-scène.

Puis, succédant au tableau liminaire tout en contrastes, le pendule d'un métronome est brusquement stoppé par un homme à la carrure massive, un homme drapé dans un silence assourdissant. Figure hiératique d'un pater familias vu de dos dont certains actes – on pourrait déjà le supposer – semblent avoir pour effets délétères de figer le temps comme le gel solidifie l'eau. Ce temps qui depuis n'arrête pas de bégayer, comme un disque rayé, lancinant et cruel, dans la tête de la jeune femme en furie qui l'instant d'avant encore se balançait innocemment.

© Christophe Raynaud de Lage.
La musique saccadée et les lumières stéréoscopiques découpent les mouvements de personnages courant en tous sens à la recherche d'un je-ne-sais-quoi, enchaînant des acrobaties au sol, donnant à voir une agitation frénétique. Quand le calme revient, comme une pause dans un scénario qui s'emballerait, une table tombe des cintres. Un silence de plomb règne alors autour d'une tablée nuptiale où prennent place les membres du clan familial.

Tableaux hypnotiques sculptés par les jeux de lumières et d'ombres qui, comme dans un rêve éveillé ou un cauchemar en devenir, enchainent sans transition les scènes… La mariée en longue robe blanche, son élu (avouant n'être pas insensible au galbe des jambes de la jeune sœur), la troisième sœur au bord de la crise de nerfs, le frère et le père "ré-unis" comme pour une photo de famille… ponctuée par un bras d'honneur magistral !

Ou encore… Le silence plombant, déchiré par les cris de la jeune femme se jetant, hors d'elle, sur le père avant de se statufier, puis de se retirer en coulisses, hébétée comme le fantôme d'elle-même. Les deux sœurs et le frère s'interposant pour éviter l'affrontement physique, pour tenter coûte que coûte de faire taire… d'"entairer" ce qui ne peut, ne doit être dit. D'autres scènes, plus "légères" elles, verront un psychanalyste hors champ (freudien) tendant ses bras démesurés pour atteindre à l'extrémité opposée du plateau la mariée en proie à ses mots intranquilles. Ou bien le marié, suspendu au bout du fil d'un téléphone en lévitation, prononçant des paroles se perdant joliment en l'air.

Cette mosaïque de vues stéréoscopiques, alternant figures acrobatiques de haut vol et bribes de conversations terre à terre, nous immerge de plain-pied dans l'univers des non-dits à forte charge explosive. La sœur, malade de sa famille, jeune femme symptôme d'un lourd secret recouvert d'une chape de plomb – dont le patriarche, allié tacitement à ses autres enfants, détient la clé – se présente comme l'archétype de la sacrifiée sur l'autel d'une concorde familiale à défendre coûte que coûte. Et pourtant, ce sera grâce à elle, le grain de sable erratique, la perturbée pétant les plombs, que la famille mortifère pourra (en fin de compte à régler) échapper à la compulsion répétitive d'une boucle éminemment toxique.

Et s'il serait hasardeux d'émettre une hypothèse (attitude incestuelle voire incestueuse ? mystère inavouable autour de l'absence de la mère ?) sur ce que recouvre la demande de pardon que le patriarche adresse à sa grande fille, cette incertitude – propice à toutes les interprétations – permet à chacune et chacun de se projeter dans les zones "défendues" de son propre roman familial.

© Christophe Raynaud de Lage.
Ainsi, si cette forme de haut vol – s'appuyant sur des éclairages et musiques organiques et sur le jeu subtilement étudié des contrastes entre ombres sépulcrales et lumières éclatantes – présente à l'évidence des vertus esthétiques enivrantes, elle est tout autant porteuse dans ses plis d'une invitation au dévoilement cathartique.

Vu le vendredi 2 février 2024 au Carré de Saint-Médard (33).

"Ombres portées"

© Christophe Raynaud de Lage.
Mise en scène et chorégraphie : Raphaëlle Boitel.
Collaboration artistique, lumière, scénographie, conception spider : Tristan Baudoin.
Musique originale : Arthur Bison.
Machinerie, accroches, plateau : Nicolas Lourdelle.
Espace sonore : Nicolas Gardel.
Avec : Tia Balacey, Mohamed Rarhib, Nicolas Lourdelle, Raphaëlle Boitel, Vassiliki Rossillion, Alain Anglaret.
Régie son : Thomas Delot.
Régie plateau : Tristan Baudoin.
Régie lumière : Sébastien Pirmet.
Constructions, accessoires : Anthony Nicolas.
Complice à la technique en création : Thomas Delot.
Par la Cie L'Oublié(e) - Raphaëlle Boitel.
Tout public dès 10 ans.
Durée : 1 h 10.

Représenté du vendredi 2 au samedi 3 février 2024 à la Scène Nationale Carré-Colonnes de Saint-Médard (33).

© Christophe Raynaud de Lage.
Tournée
29 février et 1ᵉʳ mars 2024 : Maison des Arts, Créteil (94).
5 au 7 mars 2024 : Théâtre-Sénart - Scène nationale, Lieusaint (77).
21 et 22 mars 2024 : Théâtre des Deux Rives - CDN de Normandie-Rouen, Rouen (76).
29 et 30 mars 2024 : Le Tangram - Scène nationale, Evreux (27).

Yves Kafka
Mardi 13 Février 2024
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