Avignon 2023

•Off 2023• "Œdipe/Enquête" Œdipe et son double, une quête sans âge… et sans fin

Si "le rêve est à la mythologie privée du dormeur, ce que le mythe est au rêve éveillé des peuples" (Paul Ricœur), la toute nouvelle création de Jean-François Matignon, en projetant sur l'avant-scène du Théâtre Transversal son Œdipe revisité, nous emporte très loin dans les sphères oniriques à la rencontre du mythe fondateur. Reliant la version de Sénèque le Tragique à celle du roman noir de Didier Lamaison, croisant les deux visages du même, le metteur en jeu tel le devin qu'il sait ne pas être joue ici des ambiguïtés attachées à "l'homme aux pieds enflés". Et ce, pour mieux nous embarquer sur les traces d'une énigme à jamais irrésolue.



© Fraction.
Œdipe en grec se dit "Oidipous" ("Οιδι-πους"), celui qui a les pieds enflés. Dans son nom même, la métaphore du Nom-du-père qui y est attachée, réside l'énigme originelle. Celle de sa naissance. "Exposé" sur un mont au nord d'Athènes, les chevilles percées pour pouvoir être arrimé à un arbre, il était destiné à mourir selon le vœu de ses parents, le roi Laïos et la reine Jocaste, afin que la prédiction de l'oracle de Delphes – il tuerait son père et épouserait sa mère – ne puisse se réaliser.

De cette histoire vieille comme le monde, le spectateur découvrira d'abord Tirésias, le devin aveugle de Thèbes, écoutant sur un petit récepteur radio les nouvelles du monde d'aujourd'hui, celles diffusées en direct par une chaîne d'infos en continu. Interrompant le flux incessant des tragédies égrenées, il sort de son silence pour commenter laconiquement : "Il s'en passe des choses. Le monde n'est pas tout rose… N'acceptez pas ce qui vous arrive comme une destinée… Soupçon, médisance, ignorance, peur, maladie s'abattent sur Thèbes. Laïos a été assassiné lâchement, qu'avez-vous fait pour trouver le meurtrier ?".

© Fraction.
Œdipe fera alors son apparition, "On m'appelle Œdipe". Et la voix du metteur en scène (Jean-François Matignon), celui qui tire les fils de la tragédie ancienne pour les mêler à la présente, de commenter d'une travée de la salle où il a pris place : "C'est l'homme aux pieds enflés. Celui qui finira comme il a commencé, en exclu. Le trône du roi et le lit de la reine lui seront acquis. De même, il tuera la Sphinge après avoir résolu l'énigme". La Sphinge, un être mi-femme, mi-bête, le féminin de Sphinx…

Ainsi, d'emblée, le dispositif parle de lui-même… Nous sommes dans le domaine de la tragédie, les héros ne peuvent échapper au fatum. Ils vont devoir exécuter jusqu'au bout leur tâche d'hommes et femmes confrontés à un destin plus grand qu'eux. Ils le feront dans la douleur et la détermination, car ils portent en eux un message qui dépasse leur existence. Aussi vont-ils mourir devant nous, nous qui sommes confortablement installés dans nos fauteuils, afin que les choses soient dites et, peut-être, entendues. La voix du Chœur, par celle du metteur en scène, sera là pour mettre en abyme les enjeux en cours… et rappeler incidemment que les frontières entre ce qui se joue sur un plateau de théâtre et "la vraie vie" sont labiles.

© Fraction.
Jocaste, la reine, apparaîtra alors, majestueuse dans sa robe d'apparat, immobile et digne. Elle aura aussi son rôle à jouer, avant d'accomplir devant nous le destin qu'est le sien, la corde d'ailleurs pend déjà des cintres. La voix off du Chœur délivre ce qu'elle découvrira plus tard… Son regard change, elle regarde sans le savoir celui qui a tué Laïos, son époux. Vingt ans se sont écoulés, elle enfanta quatre fois, Polynice et Etéocle, Antigone et Ismène. L'amour s'établit sur des réalités voilées…

Pour l'heure, une épidémie se répand sur Thèbes, un vent mauvais portant les miasmes de la peste souffle tandis que, sur scène, la reine effeuille nerveusement un bouquet bientôt réduit à ses tiges. "La dévastation, des morts que l'on brûle", fait entendre une voix d'enfant, amplifiant le désastre. Et Apollon d'exiger que la souillure causée par le meurtre de Laïos soit lavée par la découverte du coupable. S'il se dénonce, il devra quitter la ville. Quiconque l'hébergera, sera poursuivi sans répit.

Alors, trouant le temps de la représentation, la voix du metteur en scène se fait à nouveau entendre : "Ce fut là le début de l'enquête. Créon, frère de Jocaste, suggéra au nouveau roi, Œdipe, de prendre conseil auprès de Tirésias…". Le conflit entre les deux prendra forme sur le plateau, un combat à mains nues où, poussé à bout par Œdipe, à la recherche de la vérité sur le nom de l'assassin, le vénérable vieillard, aveugle pour avoir surpris naguère la nudité d'Athéna, commettra l'erreur de dire ce qu'il n'avait pas vocation à révéler : "Plus jamais je ne t'adresserai la parole. Le roi n'a-t-il pas interdit d'adresser la parole à l'assassin ? L'homme que tu recherches est ici… devant moi". À ces mots, la reine, au second plan, hurle de douleur à l'annonce du crime de parricide et d'inceste.

© Fraction.
Œdipe condamné à enquêter sur Œdipe… Deux Œdipe sur le plateau, tous les deux les pieds bandés pour soulager leurs pieds enflés, leur âme, elle, étant en proie aux affres d'une culpabilité ravageuse. Clivage face à l'impossible à admettre, l'un regardant l'autre se débattre convulsivement. Même si, soutenu par la voix du metteur en scène, Œdipe aurait de sérieuses circonstances atténuantes à présenter… à lui-même. En effet, quand il tue Laïos lors d'une rixe "accidentelle", n'était-il pas en état de légitime défense, le vieil homme, dont il ignorait par ailleurs l'identité, s'apprêtant à en faire autant ? Quant au fait qu'il ait épousé la reine, sa mère, là encore, il ignorait qui elle était pour lui, et c'est la loi de la Cité, la loi de Thèbes, qui a édicté que celui qui tuerait la Sphinge, aurait pour récompense le trône. Jean-François Matignon ira jusqu'à adresser la parole à Œdipe sur scène : "Banni de Thèbes, Interdit de Corinthe… Tu es comme le rêveur qui rêve et ensuite vit dans son rêve".

Un rêve se transformant en cauchemar lorsque, la fin de l'enquête approchant, le squelette d'Œdipe, extrait d'un coffre funéraire, se redresse et menace d'engloutir… son meurtrier, lui-même. Cris et déchirements. La mémoire d'Œdipe qui se tord de douleurs sur un air d'opéra (très beau tableau "vivant") lui revient… Retour sur images traumatiques acté par cette pellicule d'un film de Fellini qui, venant de la salle – les coulisses de l'inconscient –, se rembobine devant nous. Ne pouvant plus se dérober, le déni n'étant plus possible, il emportera avec lui les miasmes mortifères menaçant Thèbes alors que les yeux exorbités de Jocaste traduisent le nœud coulant passé à son cou.

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Mise en jeu somptueuse où entre ombres et lumières se rejoue devant nous le drame mythique, porteur de vérités monstrueuses à jamais inélucidées car inélucidables. Force du propos où émotions et réflexions se conjuguent pour créer une matière éminemment vivante, oscillant entre tragédies anciennes et dérives présentes, les deux étant liées comme l'étaient les chevilles d'Œdipe.

Au début des années soixante, Pasolini (cité dans la pièce), sur une colline de Rome où il aimait se rendre, constatait la disparition des lucioles. Et avec elles, la disparition annoncée de la beauté vivifiante du monde. En 2023, pouvoir présenter des créations exigeantes comme "Œdipe/Enquête", ouvrant grand le champ des possibles, participe au réenchantement de la part d'imaginaire nécessaire à la survie de l'art et avec lui, du monde.

Vu le lundi 24 juillet 2023 au Théâtre Transversal à Avignon.

"Œdipe/Enquête"

© Fraction.
Création 2023.
Textes : Sénèque, Didier Lamaison et Pier Paolo Pasolini.
Mise en scène et scénographie : Jean-François Matignon.
Avec : David Arribe, Michèle Dorlhac, Thomas Rousselot.
Lumières : Michèle Milivojevic.
Par la Compagnie Fraction.
Tout public dès 15 ans.
Durée : 1 h 15.

•Avignon Off 2023•
A été représenté du 7 au 25 juillet 2023.
Tous les jours à 21 h 30.
Théâtre Transversal, Salle 1, 10 rue d'Amphoux, Avignon.
>> theatretransversal.com

Yves Kafka
Mardi 1 Aout 2023
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