Avignon 2022

•Off 2022• "Le contrat des attachements" Un joyau d'écriture aux allures beckettiennes où le langage est roi

Un homme et une femme s'aiment d'un amour fusionnel. Mais cet amour dérape un beau matin, sans raison apparente, par le biais d'une nouvelle à la radio. La vision du monde de la femme change, la folie l'envahit pendant une minute, le temps de "mettre le feu à la demeure" pour hurler sa révolte, son soudain dégoût du monde.



© Lunedudiable.
Un "tiers-ami" invite ces deux êtres à s'enfermer dans une sorte de huis clos où seule la parole et le verbe leur seront autorisés, les mains liées dans le dos et les yeux bandés, avec un seul but : chercher la vérité. Mais laquelle ? Celle de cet incendie inexplicable de leur lieu de vie ? Ou plus largement celle de leur couple et de la raison intrinsèque de leur amour éternel ? La sincérité sera leur mot d'ordre, mais parviendra-t-elle à faire renaître ce couple de "ses cendres" ou à définitivement le briser ?

Par quels mystères insondables propres au processus créatif théâtral, une pièce parvient-elle à emporter le corps et l'âme du spectateur ? Est-ce le pouvoir et la force d'un texte auquel, il est vrai, nous sommes particulièrement sensible ? Est-ce l'incarnation des comédiens ou la scénographie, ou les deux à la fois, qui brisent parfois "le quatrième mur" donnant au spectacle des allures de réalisme implacable duquel il est difficile de s'extraire ?

Nul ne le saura probablement jamais. Toujours est-il que "Le contrat des attachements" frôle cette part de mystère, faisant du théâtre le lieu de tous les possibles les plus vertigineux.
Certes, le texte de Jean-Yves Picq, écrit déjà il y a plus vingt ans, est magistral. Tout simplement ! Rencontrer ce texte, c'est sonder le plus profond de notre inconscient pour le laisser virevolter de méandres en méandres insoupçonnés sans chercher à l'éclairer ni même à le déranger.

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Pour l'écriture de cette pièce en particulier, Jean-Yves Picq semble avoir pris à bras le corps la pensée de Sénèque précisant que "les langues sont les maîtresses des âmes" car ici, le langage est roi. Qui plus est, il est maîtrisé de façon exceptionnelle par les comédien et comédienne, Anaïs Assémat et Julien Assémat dont on sent à son sujet, tout au long de la pièce, une forme d'emprise et "d'attachement" tout particulier. Une forme de défi au simple jeu d'acteurs sans doute.

"Ce qui m'a attirée, c'est de jouer les cinquante premières minutes les yeux bandés et les mains liées dans le dos", précise la comédienne. Défi très nettement relevé et le spectateur, qui aura quelques pratiques de la scène, le mesurera très nettement ! "Le contrat des attachements" est un joyau d'écriture aux allures becketiennes très nettes par moments. Anaïs et Julien Assémat en ont de toute évidence pris la dimension. Du moins, nous semble-t-il. Et si ce n'est pas le cas, c'est autre chose et c'est bien ainsi !

Mais que serait une pièce écrite sans acteurs et actrices ?

Une mention toute particulière à Anaïs Assémat qui assure également la mise en scène et dont on sent la collaboration passée avec l'auteur. Sa transposition du texte dans une oralité translucide et sa diction sans failles sont vertigineux, presque hypnotiques, rendant le propos de la pièce et son interprétation à la frontière de l'autisme ou de la schizophrénie. Certains longs passages peuvent rappeler le "spoken word" ou du rap à la Oxmo Puccino, ou encore à la Abd El Malik. Le spectateur est capturé par la prouesse de son jeu et entre corps et âme dans son histoire, pieds et mains liés lui aussi d'une certaine manière.

Julien Assémat, quant à lui, n'est pas en reste dans son excellente interprétation du mari très amoureux, mais décontenancé par l'acte commis par sa femme. Les yeux bandés, il explore l'espace pour mieux se rapprocher d'elle à petits pas, candide et presque enfantin. Comment pourrait-il comprendre cette soudaine descente aux enfers d'Hélène ? Comment pourrait-il entendre aussi son soubresaut inexplicable à s'insurger contre la société machiste dont elle est à la fois victime et complice ?

Ces deux brillants comédiens subliment remarquablement l'écriture du dramaturge et la mise en scène sobre et minimaliste d'Anaïs Assémat qui appuie les rapports troublants entre les deux personnages. Il y a quelque chose de subtilement charnel dans le jeu de la comédienne, pourtant revêtue d'une simple robe longue kaki à bretelles, qui crée un personnage d'une étonnante sensibilité malgré la frontière ténue d'avec sa folie. Les deux manifestement ne sont pas incompatibles. Encore une fois, il y a quelque chose d'enfantin dans l'interprétation de Julien Assémat qui fait de lui un être désemparé qu'on a parfois envie de secourir et d'étreindre.

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Le personnage du "tiers-ami", tout de noir vêtu, interprété par Thomas Pujol est pour le moins énigmatique car, lors de ses deux seuls passages, il accapare l'espace de façon dérangeante en invectivant les spectateurs d'un regard perçant et menaçant.

L'action de la pièce repose à 80 % sur "le dire", mais un juste équilibre dramaturgique a été trouvé qui fait de cette très belle pièce de la Compagnie L'Eau Qui Brûle un moment "d'Avignon" bouleversant.

L'univers de Jean-Yves Picq, pour qui le théâtre est une nécessité, se situe souvent aux confins de l'étrangeté. Avec "Le contrat des attachements", nous y baignons totalement. Pour le dramaturge, le théâtre n'est que partage. Auteur et spectateurs interviennent à part égale dans l'acte théâtral, l'auteur créant une matière, les comédiennes comédiens et le public créant l'émotion avec lui.

Des émotions, vous en aurez en allant assister à cette pièce. Et à n'en point douter, de ces dernières naîtront de solides réflexions sur les choses de la vie…
"C'est en faisant des détours que vous arriverez à l'essentiel" (sic).
En un mot, tout ce qui fait le théâtre en somme.

"Le contrat des attachements"

© Lunedudiable.
Texte : Jean-Yves Picq.
Mise en scène : Anaïs Assémat.
Direction d'acteurs : Justine Boulard.
Avec : Anaïs Assémat, Julien Assémat, Thomas Pujol.
Lumière : Mylène Pastre.
Création sonore : Clément Salle.
Par la Compagnie L'Eau Qui Brûle.
Tout public à partir de 16 ans.
Durée : 1 h 15.

•Avignon Off 2022•
Du 7 au 30 juillet 2022.
Tous les jours à 12 h 45, relâche le lundi.
La Factory Chapelle des Antonins, 5, rue Figuière, Avignon.
Réservations : 09 74 74 64 90/07 78 26 38 23.
>> chapelle-des-antonins-avignon.com

Brigitte Corrigou
Samedi 23 Juillet 2022
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