Avignon 2022

•Off 2022• "Le Facteur Cheval ou Le Rêve d'un fou" Voyage immobile d'un monumental rêveur

Au fond de la cour minérale du Théâtre des Halles, il est un sas conduisant dans l'arrière-cour, un jardin à l'écart des bruits tapageurs du Festival. C'est là, à ciel ouvert, que va se (re)jouer la fantastique histoire vraie d'un homme simple à l'esprit d'une complexité seule apte à enfanter un ouvrage hors norme, disproportionné et de conception hallucinée. Dans un décor "naturel", bruit des cigales, pierre philosophale capable de changer un vulgaire caillou en œuvre d'art immortel, branchages assemblés plus tard en échafaudage, un comédien "habité", la tête dans les étoiles et les pieds campés solidement au sol, met ses pas dans ceux du Facteur Cheval dont il a revêtu l'uniforme.



© Panache Diffusion.
Et nous suivons sa tournée, pierre à pierre, petits poucets rêveurs à notre tour, guidés par ce géant de l'architecture brute nous inspirant respect, celui dû aux artistes moqués par "les braves gens (ceux dont parlait si bien Georges Brassens) qui n'aiment pas que l'on suive une autre route qu'eux". Et la sienne de route, il l'a arpentée des années durant, sa besace à l'épaule, messager de dieu et du diable, voyageant au travers des journaux et cartes postales qu'il avait la charge de distribuer, laissant voguer son imaginaire au gré des chemins. Une évasion hors du sale quotidien (mort successive de deux enfants et d'une première épouse), une échappée belle lors de laquelle, yeux grands ouverts, il bâtissait en rêve un merveilleux palais…

Et comme dans un conte, un jour d'avril 1879, son pied heurte un caillou… Et là, la chimère du palais fantasmé se métamorphose en rêve à réaliser. Cette pierre, qui avait failli le faire chuter, va être fondatrice (écho lointain d'un verset biblique, "et sur cette pierre tu bâtiras ton église"), engendrant une bâtisse monumentale, son "chef-d'œuvre". En effet, ajoutée à des milliers d'autres glanées lors de ses tournées et rapatriées le soir dans sa brouette (poussée sur scène par un complice plasticien), elle lui permet - traces grandeur nature de ses lectures discontinues - d'élever un palais "monstrueux", féérique, mêlant tous les genres et influences, réunissant tous les bestiaires du monde et les architectures de tous les continents.

© Panache Diffusion.
Dire que la communauté villageoise apprécie cet original qui, trente-trois ans durant, s'échine à empiler des pierres, ne dormant que trois heures par nuit, ce serait mentir… On dit de lui qu'il a une araignée au plafond ou, moins imagé, que ce type est carrément fada ! Mais, il semble hermétique à ces quolibets. Lui, la douleur avec laquelle il a affaire est d'un autre degré. "Emmurer" la perte suprême, celle de son garçon, de sa fille, mobilise toute son énergie… Et puis, il y a ce vieil original retiré du monde qui, lui, a trouvé refuge dans la peinture et avec lequel une amitié de taiseux se tisse… Lui aussi a des blessures secrètes à enfouir dans une activité absorbant toute son énergie. Ce que les gens "normaux" ne peuvent comprendre, c'est que l'art vivant refuse la médiocrité des existences normées autant que la mort, il est élixir de vie.

La douleur, contenue par la tâche titanesque entreprise et la formidable fantaisie créatrice qui l'anime, est de plus sublimée dans des hallucinations lui faisant entrevoir sa fille décédée dans le tableau du peintre disparu, ou encore dans son mensonge lorsqu'il se fait passer pour le père d'une autre afin de prolonger des vies qui ne sont plus. On "pense" ses blessures en refusant le scandaleux réel. Et si tout est illusion, si tout est pris dans les récits que l'on s'invente, alors n'est-il pas sain de porter sur le monde un regard résolument rêveur ?

© Panache Diffusion.
Ainsi en a-t-il été de la vie de cet original génial, refusant "naturellement" de passer sous les fourches caudines d'une bien-pensance réductrice. Et s'il n'a pas toujours su dire à ses proches qu'il les aimait autant qu'il le ressentait, c'est que l'époque où il vivait prenait bien soin de faire taire en l'homme tout ce qui pouvait rappeler le féminin. Le Facteur Cheval, si rétif par ailleurs à s'en laisser compter, dans ce domaine fut lui aussi victime d'une norme imposée tacitement. Homme jusqu'au bout de ses failles, il a montré que l'on peut être sans instruction sans pourtant être sans génie, être homme ordinaire tout en étant extraordinaire, à l'image de son Palais fabuleux classé depuis monument historique.

Grâce à l'interprétation du comédien endossant comme une seconde peau les postures et les mouvements de pensée du Facteur Cheval, autant dans la rudesse de son être que dans sa dimension éthérée, après l'avoir côtoyé une heure et demie de si près, on a la curieuse sensation qu'il fait partie de nos proches. Et peut-être, plus troublant encore, ce sentiment d'inquiétante étrangeté flottant autour de lui, un peu comme si quelque part en nous il existait.

Vu le samedi 9 juillet pour la première au Jardin du Théâtre des Halles, dans le cadre du Festival OFF d'Avignon.

"Le Facteur Cheval ou Le Rêve d'un fou"

© Panache Diffusion.
Création 2022
Adaptation théâtrale du roman de Nadine Monfils "Le rêve d'un fou" (Éditions du Fleuve, 2018).
Mise en scène : Alain Leempoel.
Avec : Elliot Jenicot, ex-pensionnaire de la Comédie-Française.
Accompagné du plasticien Philippe Doutrelepont.
Scénographie : Noémie Vanheste.
Costumes : Virginie Delvaux.
Panache Diffusion sprl et Don Quichotte asbl
Durée : 1 h 20.
À partir de 14 ans.

•Avignon Off 2022•
Du 9 au 30 juillet 2022.
Tous les jours à 11 h, relâche le mercredi.
Jardin du Théâtre des Halles, rue du Roi René, Avignon.
Réservations : 04 32 76 24 51 .
>> theatredeshalles.com

Yves Kafka
Mardi 12 Juillet 2022
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