Avignon 2021

•Off 2021• Guérillères ordinaires Trois femmes puissantes, voyage poétique et sans retour au pays des violences ordinaires

Trois silhouettes immergées dans la nuit du plateau, trois femmes fragiles et fortes qui, tour à tour, trouent la pénombre pour dire l'impensable vécu. Les inflexions de leurs voix, leurs silences, les mouvements de leur corps en tension, nous les donnent à voir, nous, leurs confidents anonymes protégés par l'obscurité des travées. Résonnent leur impérieux désir d'exister en dehors des injonctions adressées par ces hommes abusant de leur statut de mari, de patron, de père, pour en faire "leur chose". Si quelqu'un pouvait entendre la plainte sortie de leurs entrailles… Une quête (sur)humaine dont le coût à payer peut être "démentiel"…



© Marc Ginot.
Trois femmes puissantes qui, comme celles imaginées par Marie NDiaye, trouvent en elles la force de dire l'indicible tourment. Dans une langue aux accents poétiques envoûtants, ne gommant rien des violences furieuses dont elles sont les objets, mais les rendant encore plus "innommables" en les nommant, leurs confidences nous trouvent à l'endroit même où l'assourdissant silence de plomb patriarcal est percé par cette urgence à dire. Leur force à ces femmes, c'est de ne pas hausser le ton, d'éviter l'agressivité primaire, mais de se couler dans leur histoire pour mieux, en la dépliant, en faire entendre la monstruosité.

Lilith, la première de ces héroïnes de l'ombre, nous parle du quartier français de Seorae, dans l'estuaire du Han, en Corée du Sud, quels beaux noms aux sonorités porteuses d'exotisme asiatique… Plus exactement, elle nous parle de la buanderie de la maison de Seorae où son mari, malgré ses réticences - mais connaît-elle, elle, une femme, ce qui peut lui convenir ? -, a ouvert grand le mur pour installer une baie vitrée. Elle pourrait ainsi repasser avec vue donnant sur les arbres de Seorae, des arbres démembrés par le vent fort qui souffle en rafales.

© Marc Ginot.
Plein d'égards pour elle, il a même prévu de placer la baie de telle manière que le soleil ne donne pas en plein sur le congélateur… Au creux de son abri contre le monde, le bruit rassurant du congélateur, celui sur lequel elle calque les battements de son cœur, désir d'être en phase avec ses petits princes, conservés là, bien au froid. Dix ans qu'elle subit les sollicitations putrides de cette tête hideuse de chauve dégageant une odeur prégnante d'alcool, de ce sexe répugnant qu'il lui fourre mécaniquement dans son intimité de femme dont il se pense le propriétaire… Alors, comment aurait-elle pu ne pas garder pour elle ceux qu'elle ne pouvait légitimement lui reconnaître, fruits du viol conjugal ?

Accompagnée par une nappe sonore et des lumières idoines évoquant tour à tour le vent mordant, la pluie insistante, le crépitement des flammes purificatrices et le ressac de l'océan, l'héroïne progresse sur un chemin mouvant la conduisant, elle et ses petits princes, vers un dénouement radical où, Mater dolorosa païenne libérée du joug, elle trouvera enfin le repos salvateur. Bouleversant…

Tout aussi bouleversant l'éprouvant chemin dans la neige du tapis blanc recouvrant le plateau, aboutissant près d'un lac gelé où un cygne - écho divin d'une fourberie masculine - déploie ses ailes. Ce sentier conduira Léda Burdy, hôtesse d'accueil dévouée corps et âme à l'entreprise Egon Framm - que les lois du marché, au corps défendant du patron d'industrie, contraignent à exiger de sa salariée modèle une restructuration de son corps à elle, l'injonction de passer du 42 actuel au 34 normalisé -, vers le chalet de montagne d'Egon pour lequel elle a infligé à son corps soumis, sans aucun retour sur investissement, anneau gastrique, liposuccion, farines alimentaires et autres bandages et épreuves du même tonneau.

© Marc Ginot.
À travers la Forêt-Noire blanchie par les flocons, elle progresse les pieds transis, faisant corps avec les affres du désastre qui la ronge de l'intérieur, trou béant qui menace de l'engloutir à chaque effort. Ses idées de meurtre réparateur devront faire avec l'épuisement d'un corps détruit partant en lambeaux. Là encore, l'élément liquide - celui même où la vie est apparue, tout est cycle - sera peut-être "la solution" pour dissoudre l'impossible souffrance.

Quant à la dernière guérillère, elle n'a pas de nom, elle est la sœur inconnue (comme on parle du "soldat inconnu") de milliers de lesbiennes anonymes, victimes de la haine de mâles mis dans tous leurs états par cette sexualité à fleur de peau dont ils sont, de fait, exclus… Deux raisons en une de leur en vouloir à mort, le cocktail meurtrier du sexisme et de l'homophobie. Elles, deux adolescentes désirantes, s'étaient aimées follement, découvrant le plaisir de la chair, le goût de la langue glissée, celui de la tête enfouie dans l'intimité de l'autre. Personne n'aurait dû savoir ce qui s'était passé derrière ce tas de bois, au bout des étendues de cette terre rendue lourde par les pluies…

© Marc Ginot.
Mais elles avaient été vues, des copains chasseurs en particulier, entrainant la colère du père, humilié dans sa virilité d'homme et de chasseur, du moins le vivait-il ainsi le père. Pour échapper au pire, tremblante de honte héritée, elle avait dû dire que c'était l'autre fille qui l'y avait forcée… Pour laver l'affront, le père chasseur lui ordonna d'être dorénavant de toutes les battues. Jusqu'à la dernière où, derrière "leur" tas de bois, couchée sur le flanc déjà recouvert en partie de feuilles mortes… Souvenir du "Dormeur du Val" d'Arthur Rimbaud, sauf que là c'est elle qui avait "choisi"…

Trois histoires de violences ordinaires faites à trois femmes qui, si puissantes soient-elles, face aux démences patriarcales ne peuvent trouver le repos dans ce monde régi par des hommes s'adjugeant des prérogatives sauvages. La beauté somptueuse de la langue faisant corps avec le sens, alliée à une scénographie, une mise en jeu sonore et lumineuse et une interprétation tout aussi envoûtantes, font de ces "Guérillères ordinaires" un puissant mémorandum théâtral afin que la cause des femmes ne sombre pas dans l'oubli paresseux des pères.

Vu le lundi 26 juillet au Théâtre Artéphile à Avignon.

"Guérillères ordinaires"

© Marc Ginot.
Texte, Magali Mougel (publié aux Éditions Espaces 34).
Mise en scène : Anna Zamore.
Avec : "Lilith à l'estuaire du Han", Evelyne Torroglosa ; "Léda, le sourire en bannière", Frédérique Dufour ; "La dernière battue", Lou Heyman.
Création lumière : Natacha Boulet-Räber.
Paysage sonore : Tony Bruneau, avec la voix d'Émilienne Chouadossi.
Scénographie et costumes : Alexandra Ancel et Nicolas Marquet.
Chorégraphie pour "La dernière battue" : Leonardo Montecchia.
Construction et régie plateau : Olivier Vanhée.
Par la Cie Les Grisettes.
Durée : 1 h 30.

•Avignon In 2021•
A été représenté du 8 au 28 juillet 2021.
Tous les jours pairs à 16 h 10.
Théâtre Artéphile, 5 bis et 7, rue du Bourg Neuf, Avignon.
Tél. : 04 90 03 01 90.
>> artephile.com

© Marc Ginot.

Yves Kafka
Vendredi 30 Juillet 2021
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