Théâtre

"Nous pour un moment" Une avancée vers le pire… au noir du plus bel effet

Dans "Nous pour un moment", l'auteur norvégien Arne Lygre dresse le portrait de personnages contemporains sans qualités ni biographies particulières (hommes ou femmes). Neutres, ils ont besoin d'air, d'avoir l'air, besoin d'amour et d'eau fraiche. Ils "Se" racontent dans une suite de clichés assez navrants pour eux et sombrent dans des faits divers sordides (assassinat ou maladie).



© Elizabeth Carecchio.
Il y a pour le spectateur dans "Nous pour un moment" quelque chose d'a priori agaçant, mais, originalité de l'écriture et maîtrise de la mise en scène, le spectacle mis en scène par Stéphane Braunschweig compose en six mouvements une manière de spectacle virtuose pour un roman noir tendu et haletant.

L'architecture narrative est réduite à sa plus simple expression : un triangle composé du "dia logos" et d'un tiers inclus bienfaisant ou d'un tiers exclu menaçant. Chaque personnage, à sa manière archétypale, transfère à l'autre ses réflexions, ses états d'âme, avant de disparaitre. Les histoires sont donc perlées, enchaînées l'une à l'autre.

Le cours de la parole est ponctué de tics d'écriture : "disais- je", "dit-elle", "dit-il", "saluais-je". Ces didascalies* intégrées apportent un effet de mise à distance dans le discours. Autant d'auto-commentaires de soi dans le récit que l'on rapporte de soi. Autant de possibilités ouvertes pour les comédiens.

Dans cette pièce, les personnages vivent comme un enfermement, une solitude, un flottement, une volonté d'exister, une dimension d'amnésie, une inadaptabilité, une impatience au monde, un retard à l'évènement, une hantise, un doute, une angoisse. Centrés sur eux-mêmes, ils sont en retard sur l'événement et, quand il survient, soumis à sa fatalité.

© Elizabeth Carecchio.
"Nous pour un moment" est un florilège de babillage, de commérage et confidences, de jeu des défiances et des fausses confiances, d'amis et vrais nuisants : autant d'avatars tristes et gris de Narcisse autoconstruits par auto-roman en attente d'instant faste.

La scénographie très sobre installe une convention forte d'opposition de noir et de blanc. La scène est un miroir d'eau sur lequel se déplacent les personnages. La dureté du propos est appuyée par cette eau portée au noir qui brille dans tous ses différents aspects. Opposant liquidités, irisations et ondulations de ses reflets à la dureté de sa surface. Accouplé à un carrousel invisible et rythmé par des levers de rideau silencieux, ce miroir mouvant offre une mesure du temps et, en distribuant les rôles, présente une dissolution des caractères des personnages. Persona.

La représentation traduit magnifiquement, dans une œuvre au noir de bel effet, l'avancée vers le pire, vers la mort fantasmée. À se noyer dans le canal. Dramatique dans tous les sens du terme. Du théâtre éternel donc.

* "Détruire dit-elle" écrivait en son temps Marguerite Duras…

"Nous pour un moment"

© Elizabeth Carecchio.
Texte : Arne Lygre.
Traduction française : Stéphane Braunschweig et Astrid Schenka.
Mise en scène et scénographie : Stéphane Braunschweig.
Assistant à la mise en scène : Yannaï Plettener.
Avec : Anne Cantineau, Virginie Colemyn, Cécile Coustillac, Glenn Marausse, Pierric Plathier, Chloé Réjon, Jean-Philippe Vidal.
Collaboration artistique : Anne-Françoise Benhamou.
Lumière : Marion Hewlett.
Costumes : Thibault Vancraenenbrœck.
Son : Xavier Jacquot.
Maquillages, coiffures : Karine Guillem.
Production Odéon-Théâtre de l’Europe avec le soutien de l'ambassade de Norvège à Paris et du Cercle de l’Odéon.
Durée : 1 h 35.

Du 15 novembre au 14 décembre 2019.
Du mardi au dimanche à 20 h, dimanche à 15 h.
Odéon Théâtre de l'Europe, Paris 6e, 01 44 85 40 40.
>> www.theatre-odeon.eu

Jean Grapin
Samedi 23 Novembre 2019
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