Théâtre

"Nostalgie 2175" L'esthétique au service d'une science-fiction post anéantissement climatique

Le récit qui s'adresse à cet enfant à venir, comme une lettre testamentaire, se déroule en l'an post-christique 2175. Dans cet avenir proche, la terre et l'univers ont connu la destruction presque totale : le soleil disparu du ciel, les températures à la surface stagnant à 60° et les survivants devenus stériles ne peuvent compter que sur la procréation artificielle pour faire croître et prospérer l'espèce humaine.



© Christophe Raynaud de Lage.
La conception naturelle est devenue presque impossible et les huit cas de femmes enceintes connues ont permis de dresser des statistiques médicales terribles : ces femmes ont presque la certitude de mourir en mettant au monde leur enfant. Pagona, l'héroïne et la narratrice de cette histoire, décide de donner naissance à ce neuvième enfant qui grandit dans son ventre, malgré la mort qui l'attend quasiment avec certitude.

Outre Pagona, serveuse dans un bar, il y a Posch, un industriel qui produit des tapisseries capables de protéger de la toxicité de l'atmosphère et Taschko, un peintre de talent à moitié brûlé, traumatisé par un viol qui le laissa presque mort. Posch profite du talent de Taschko, Pagona tombe amoureuse de Taschko avec qui elle ne peut avoir de contact physique à cause de ses brûlures. Taschko prépare une sorte d'attentat désespéré.

Dans ce texte, Anja Hiling développe un discours aux relents bibliques avec ses évocations du feu et des ténèbres, l'interdiction de consommer cet amour (pas pour des causes morales, mais physiques), la conception de ce futur bébé vécue comme un accident et un viol, un enfant qui provoque la mort de sa mère, une mère qui donne sa vie en donnant vie à son fils et le souvenir d'un monde perdu dont il ne reste que quelques images magnétiques sur K7 VHS, tel un Éden englouti.

© Christophe Raynaud de Lage.
Côté mise en scène et choix scénographique, c'est principalement la cohérence symbolique qui a servi de guide à Anne Monfort. Les trois humains sur le plateau ne semblent pas incommodés par les 60° Celsius de l'atmosphère. Ils sont en bras de chemise. La représentation évite soigneusement le réalisme pour semer plutôt des indices un peu difficiles à comprendre comme la présence d'une barque verte censée imager le film "Plein Soleil", ou d'autres éléments susceptibles de suggérer d'autres références cinématographiques (une cinquantaine de titres de films sont ainsi listés par l'un des personnages)…

La musique, qui agit plutôt comme ambiance sonore, est omniprésente. Mais dans cet univers où quasiment tous les êtres vivants sont morts ou agonisants, les sons qui nous en parviennent ressemblent plus à des craquements, des abîmes de réverbérations, des échos que la matière répète. Il y a également un motif récurrent qui ressemble aux sons que l'on effectue sur une radio lorsque l'on tâtonne pour trouver la bonne fréquence. Sons, bruits, inaudibles qui sont étouffés par les chuintements des ondes, comme si quelqu'un quelque part cherchait désespérément à contacter via la HF un être humain encore en vie. Comme des échos de vie comme les lumières des étoiles mortes continuent de parcourir l'espace.

© Christophe Raynaud de Lage.
La mort est pourtant bien présente sur scène. La pétrification d'arbres pendus frondaisons vers le sol et les feuilles mortes jonchant le sol comme flottant à la surface bleutée d'un lac racontent cette vie brûlée des années auparavant. Les quelques centaines de films rescapés, en cassettes VHS, sont les derniers vestiges de ce que fut le monde avant la catastrophe.

Par-dessus ces hécatombes, ces avalanches de meurtrissures, de feux, d'obscurité, le récit porté par la comédienne Judith Henry, qui incarne Pagona, est une sorte de glacis presque bon enfant, une atonisation des émotions, qui lui fait décrire cette sorte d'apocalypse, comme on lit un mode d'emploi.

Mais les textes d'Anja Hiling sont systématiquement joués avec cet aplanissement des émotions (voir, par exemple, "Tristesse animal noir" de la même autrice, mis en scène par Stanislas Nordey à la Colline en 2013). D'autant que le récit se double : une part qui décrit ce que l'on voit en plus, une autre, les pensées du personnage, l'action et l'esprit, qui ôtent à ces rôles la vitalité de l'instinct et les transforment tous en narrateurs de leur propre existence, comme s'ils voyaient le présent comme déjà passé, enregistré, digéré, accepté.

Vu lors de la création (18 au 20 janvier 2022) au CDN de Besançon Franche-Comté.

"Nostalgie 2175"

© Christophe Raynaud de Lage.
Création 2022.
Texte : Anja Hiling, publié aux éditions Théatrales, éditeur et agent de l'autrice.
Traduction : Silvia Berutti-Ronelt et Jean-Claude Berutti.
Mise en scène : Anne Monfort.
Assistante à la mise en scène : Julia Dreyfus.
Collaboration artistique : Laure Bachelier.
Avec : Mohand Azzoug, Judith Henry et Jean-Baptiste Verquin.
Scénographie et costumes : Clémence Kazémi assistée par Vérane Kauffmann.
Coiffures et maquillages : Cécile Kretschmar.
Composition musicale originale : Nuria Gimenez Comas, commande de l'Ircam-Centre Pompidou.
Création, régie lumières et régie générale : Cécile Robin, assistée d'Alexandre Schreiber.
Régis son : Guillaume Blanc.
Production Cie day-for-night.
Durée : 1 h 20.
À partir de 14 ans.

Tournée
25 au 28 janvier 2022 : Théâtre de la Cité - CDN de Toulouse-Occitanie, Toulouse (31).
1er février 2022 : Les Scènes du Jura - Scène nationale - La Fabrique, Dole (39).
3 février 2022 : L'Arc - Scène Nationale, Le Creusot (71).
15 et 16 mars 2022 : Espace des Arts - Scène Nationale, Chalon-sur-Saône (71).
Du 5 au 13 décembre 2022 : TNS, Strasbourg (67).

Bruno Fougniès
Mercredi 26 Janvier 2022
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