Théâtre

"Mytho dit vrai… oui mais pas toujours" Fragments luminescents de destins croisés

Le "Mentir vrai", que Louis Aragon, lui-même traversé par des secrets familiaux à tiroirs, attribuait à la littérature, est ici détourné au profit du théâtre, lieu de réalisation de paroles de patients trouvant leurs échos secrets dans les textes du répertoire classique. Arnaud Poujol, le metteur en jeu, récidive - dans le cadre du "Festival Hors Jeu/En Jeu", le bien nommé - en proposant le deuxième volet d'un travail artistique mené avec les patients du Centre hospitalier de Cadillac et les adhérents d'Espoir 33.



© Erwin Chamard.
Que l'on ne s'y trompe pas… "Si notre théâtre devise avec la maladie, elle n'en est pas le sujet. Il s'agit de poursuivre joyeusement notre expérience de l'Autre comme source infinie d'étonnement", voilà c'est dit et bien dit. Arnaud Poujol est metteur en scène, tout comme les actrices et acteurs qui le sont pleinement, habité(e)s par le désir de théâtre qui "donne corps" aux interrogations humaines. C'est sur le théâtre de l'autre scène que les représentations "éclairantes" se joueront.

Se succéderont des fragments de "L'éveil du printemps" (de Frank Wedekind, texte sur la naissance du désir chez deux adolescents qui inspira Freud pour sa "Psychopathologie de la vie quotidienne"… joué par deux adultes dans la force de l'âge), des "Médées" (celle de Sénèque dialoguant avec celle de Philippe Minyana, où comment parler de soi et aux autres à travers cette figure de femme mythique), du poème de Pier Paolo Pasolini dédié à Marilyn Monroe, la femme sacrifiée ("absurde monde ancien, absurde et terrible monde futur petite sœur").

© Erwin Chamard.
Ou encore les extraits joués de "La Mouette" de Tchekhov (amour improbable entre Treplev et Nina), de "Richard III" de Shakespeare (machinations en chaîne de désirs coupables : "Je l'épouserai… Qu'importe si j'ai tué son mari et son père ?"), des "Fausses Confidences" de Marivaux (jeux des méprises de l'amour) et de la très émouvante lettre de Pasolini, encore et toujours, adressée à la Callas lors du tournage de sa Médée (variations de l'humeur, réflexions sur les profondeurs insondables de l'affect).

Le premier tableau introduit d'emblée à la double fragilité de la personne et de l'acteur, ce dernier se détachant dans l'embrasure de la porte, semblant attendre son tour pour entrer sur scène en mimant un saut sur place, dansant d'un pied sur l'autre, autant intimidé par l'actrice qui éveille en lui le frisson du désir que d'avoir à se dépouiller de lui-même pour devenir le personnage d'amoureux qui l'attend fébrilement, lové en lui.

Personnage et personne confondus dans la même attente sans âge, confusion des "rôles" mettant en abyme la problématique du théâtre et son double chère à Antonin Artaud, le père de la "réalité virtuelle" permettant à chacun, en endossant virtuellement les oripeaux d'un autre, le personnage, de "découvrir" une dimension enfouie jusque-là dans les plis de sa personne. Et c'est bien de cela qu'il s'agit dans l'alchimie de la rencontre entre ces grands textes et nous.

© Erwin Chamard.
L'amour, l'humour, la mort riment phonétiquement ensemble, liés entre eux par le fil rouge du désir brûlant qui travaille en chacun et dont les échos traversent comme des éclats de verre poétiques les textes "incorporés" par les acteurs, se livrant autant qu'ils délivrent un message universel au travers de ces histoires d'autres qu'eux-mêmes qui leur tiennent humainement "à cœur".

Quant à la scénographie, animée par les vidéos réalisées par Erwin Chamard et projetées en surimpression sur un plateau nu propre à toutes les "projections", elle crée le trouble flouté d'où surgissent comme dans un rêve éveillé les scènes qui s'enchaînent. Les processions des acteurs et actrices, tout encapuchonnés de blanc, évocation d'oiseaux migrants, renvoient à l'univers troublant de Pasolini, dont les musiques agencées par Benjamin Ducroq (partitions de Daniel Johnston, Philip Glass, Max Richter…) constituent la clef de voûte.

Ce qui ressort de cette performance artistique est du domaine du non-dit. Plus encore que la mosaïque d'extraits "re-présentés", ce qui restera, ce sont les sensations inaliénables liées à l'implication des actrices et acteurs dans des personnages transcendant l'identité de chacune et chacun pour venir - dans une prise de risque toute personnelle - nous toucher de plein fouet comme un vent chargé de forces fragiles. Mistral gagnant.

"Mytho dit vrai… oui mais pas toujours"

© Erwin Chamard.
Conception : Arnaud Poujol.
Avec des patients du Centre hospitalier de Cadillac résidant à Lormont (site des Gravières : C.A.T.T.P, C.P.L, Hôpital de jour) et des adhérents d'Espoir 33 participant depuis 2 ans au travail d'écriture et de mise en jeu, dans le cadre d'un accompagnement à la pratique amateur et au développement d'actions pédagogiques et culturelles les concernant.
Par ordre d'apparition : Ana Martin Gil, Claude Pifflinger, France Akoudi, Catherine Assie, Magali Ndao, Stéphane Le Moing, Marie Garrido, Daniel Marsan, Catherine Hude Ouhra Ichou.
Vidéo : Erwin Chamard.
Son : Benjamin Ducroq.
Lumière : Éric Goudonnet.
Production : J'adore ce que vous faites, avec le soutien du Département de la Gironde dans le cadre de l'appel à projet "L'un est l'autre".

© Erwin Chamard.
A été représenté dans le cadre de la 14e édition du festival Hors Jeu/En Jeu, le vendredi 8 novembre, à l'Espace Culturel du Bois Fleuri, Lormont (33).
Hors Jeu/En Jeu se déroule du 6 au 30 novembre 2019. C'est un événement artistique et citoyen organisé par La Ligue de l'enseignement de la Gironde.
>> laligue33.org
>> horsjeuenjeu.blogspot.com

Yves Kafka
Mardi 19 Novembre 2019
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