Lyrique

"Moses und Aron"… Spectres dans le silence du monde

Un début de saison remarquable à l'Opéra de Paris qui augure bien de la nouvelle mandature Lissner. Jusqu'au 9 novembre 2015, "Moses und Aron", l'opéra d'Arnold Schoenberg, est donné pour la première fois à Bastille et en allemand dans une mise en scène renversante de Romeo Castellucci. Avec un orchestre, des chœurs et des chanteurs touchant à l'excellence sous la direction de Philippe Jordan.



Répétition générale © Bernd Uhlig/Opéra national de Paris.
Depuis la fin de l'ère Gerard Mortier, le spectateur n'avait pas subi un tel choc entre fascination et répulsion avec cette production radicale et saisissante de Romeo Castellucci. On le sait, le sens d'une saison et d'une démarche artistique se lit dans le choix de la première œuvre programmée. Avec ce "Moses und Aron", sans concession et d'une grande beauté en ouverture, l'Opéra de Paris réintègre de fait le cercle très fermé des grandes maisons lyriques qui comptent.

L'opéra est une œuvre en elle-même sans concession. Chef-d'œuvre dodécaphonique d'Arnold Schoenberg conçu dès la fin des années vingt, composé entre juillet 1930 et mars 1932, et jamais achevé, il met en scène deux personnages bibliques, Moïse et son frère Aaron, au moment où le prophète reçoit les Tables de la Loi et où le peuple juif fuyant l'Egypte entame sa traversée du désert à la recherche de la Terre Promise. Des épisodes extraits des livres de "L'Exode" et des "Nombres" profondément réinterprétés (1) par le compositeur autrichien également auteur du livret comme à son habitude. Conflit entre un prophète-penseur privé d'une parole efficiente (Moïse) et son frère (Aaron un prêtre) guide de son peuple mais aussi homme d'action pris au piège de son éloquence, réflexion sur l'exil et sur la condition humaine tragique, témoignage des interrogations métaphysiques d'un compositeur renouant depuis des années avec la foi hébraïque (2) dans un pays livré à l'hystérie antisémite (3), l'opéra "Moses und Aron" pose bien d'autres questions. Comme tout chef-d'œuvre susceptible de multiples niveaux d'interprétation.

Répétition générale © Bernd Uhlig/Opéra national de Paris.
Romeo Castellucci - seul artiste selon Stéphane Lissner apte à remplacer Patrice Chéreau initialement prévu -, dans un dispositif à la fois spectaculaire et marqué par l'idée de l'absence, a choisi d'insister sur l'inquiétude métaphysique des hommes et l'impuissance de l'artiste (une des figures possibles de Moïse) isolé. Partant de l'idée de l'échec de Moïse et de ses derniers mots prononcés à la fin de l'acte II (4), "Ainsi je suis vaincu (…) Ô Verbe, Verbe qui me manques !", il contourne l'idée même de représentation théâtrale pour privilégier une série de visions spectrales puis cauchemardesques au fur et à mesure que les épisodes bibliques profondément réécrits par Schoenberg s'enchaînent : de la Révélation de la vocation de Moïse aux scènes d'idolâtrie du Veau d'or jusqu'à l'impasse finale. Impasse à la signification accentuée par l'inachèvement d'un opéra que le compositeur ne parvint jamais à conclure.

Le metteur en scène italien offre une succession de tableaux d'abord voilés et noyés de blancheur faisant de Moïse, d'Aaron, des chœurs incarnant le peuple des fantômes puis la scène se remplit de ténèbres à l'acte II quand la folie idolâtre s'empare des hommes en proie à la déréliction (pendant l'absence du prophète disparu sur le Mont Sinaï). Pas de buisson ardent mais un projecteur à la pellicule envahissante (telles les images dans nos sociétés), pas de bâton devenant serpent, d'eaux du Nil devenant sang pour les miracles accomplis par Aaron (5) mais une fusée ou peut-être un missile nucléaire, du pétrole dans lequel on se vautre (à la place du sang), des chorégraphies comme empêchées et un vrai veau sur scène apportant toute sa masse de chair lourde. La stylisation de la proposition scénique confine parfois à l'abstraction mais les effets visuels sont confondants et les images nous hantent longtemps après la soirée.

Répétition générale © Bernd Uhlig/Opéra national de Paris.
Saluons l'excellence de la distribution et le travail effectué : des chœurs aussi à l'aise dans le sprechgesang (ou technique du parlé-chanté inventée par Schoenberg) que dans le chant (un an de répétition fut nécessaire !), deux chanteurs incarnant vocalement deux frères aux personnalités opposées (avec la voix profonde du baryton-basse wagnérien Thomas Johannes Mayer au service d'une déclamation parfaite et la séduction du timbre du ténor anglais John Graham-Hall pour un chant très tenu - tous deux sont admirables) et un orchestre de l'Opéra de Paris au sommet tous pupitres confondus grâce à une direction se jouant des écueils d'une partition très complexe et qui ne choisit pas entre expression dramatique et précision des détails.

Ultra contemporaine, archaïque et universelle, la production expose avec force l'analyse qu'on peut faire de l'œuvre. Moïse et Aaron, possible incarnation de la dualité du compositeur, ne parviennent pas à proférer la vérité essentielle, celle de l'idée pure compromise par l'inefficience du langage et du silence. Si les critiques ont depuis longtemps analysé l'écriture dodécaphonique, cette composition fondée sur le principe de la série des douze sons égaux (remplaçant la hiérarchie des degrés de l'ordre tonal) comme un cadre organisateur souverain, voire même une manifestation de l'idée du divin secrètement à l'œuvre (6), force est de constater que "Moses und Aron" (7) par son inachèvement même n'offre ni conclusion ni réponse aux questions soulevées.

Répétition générale © Bernd Uhlig/Opéra national de Paris.
Le Mont Sinaï est probablement vide - simple toile qui tombe au final - l'impuissance de Moïse est pure conséquence du silence divin. Et la communauté humaine livrée à sa propre barbarie si là-haut il n'y a personne. Le compositeur, lui aussi en proie à l'inquiétude dans une ère de désastre, doutait-il que son art puisse seul faire advenir une vérité, une transcendance et donc un espoir ? Doutait-il que son art difficile, impopulaire et "dissonant" pour l'oreille naturellement portée à attendre tel ou tel degré dans la phrase musicale (et non la note induite par la loi de la série) puisse un jour se révéler à la communauté humaine ? C'est aussi ce que semble nous dire ce spectacle de très haute volée. À voir absolument.

Notes :
(1) Arnold Schoenberg introduit de notables changements au récit biblique.
(2) Il renoue avec le judaïsme pratiquant à Paris en 1933 en un geste sans doute militant, lui qui s'est intéressé au sionisme très tôt.
(3) Schoenberg est destitué de son poste de professeur de composition à Berlin en 1933 par les nazis. Il émigre aux Etats-Unis après un bref passage en France et mourra en 1951 à Los Angeles.

Répétition générale © Bernd Uhlig/Opéra national de Paris.
(4) L'acte III (une seule scène non satisfaisante pour le compositeur) n'existe que dans le livret puisque la musique n'en a pas été composée. Il n'est donc pas repris dans cette production.
(5) Dans la Bible c'est Moïse qui accomplit ces miracles.
(6) Voir, par exemple, la communication de Christian Merlin "Moïse et Aaron de Schoenberg, opéra biblique", revue "Germanica" 24, 1999 (pages 79 à 95).
(7) Schoenberg a volontairement enlevé un des A du nom d'Aaron pour obtenir un titre de douze lettres. La portée symbolique du chiffre douze déjà relevée hante littéralement son œuvre note C. Merlin. Rappelons que certaines œuvres d'art créées à partir de la deuxième partie du XIXe siècle intègrent l'idée qu'une transcendance ne peut plus se trouver hors de l'œuvre elle-même (qui induit seule sa propre nécessité interne comme ce "Moses und Aron", œuvre cependant paradoxale par son inachèvement). Ce qu'on appelle parfois improprement la religion de l'art. Voir l'article de Sébastien Mullier "Splendeur de l'Eden" qui en rappelle les présupposés. À lire sur le site du groupe Hugo.

Répétition générale © Bernd Uhlig/Opéra national de Paris.
Prochains dates : 23, 26, 31 octobre et 3, 6, 9 novembre 2015 à 19 h 30.
Opéra national de Paris - Bastille,
Place de la Bastille 75012.
Tél. : 08 92 89 90 90.
>> operadeparis.fr

"Moses und Aron" (1954).
Opéra en deux actes.
Livret et musique d'Arnold Schoenberg (1874-1951).
En allemand surtitré en français et en anglais.
Durée : 1 h 45 sans entracte.

Philippe Jordan, direction musicale.
Romeo Castellucci, mise en scène, décors, costumes, lumières.
José Luis Basso, Alessandro di Stefano, chefs des chœurs.
Cindy van Acker, chorégraphie.
Silvia Costa, collaboration artistique.
Piersandra di Matteo, Christian Longchamp, dramaturgie.

Thomas Johannes Mayer, Moses.
John Graham-Hall, Aron.

Orchestre et Chœurs de l'Opéra national de Paris.
Maîtrise des Hauts-de-Seine.
Chœur d'enfants de l'Opéra national de Paris.

Diffusé sur la chaîne Arte le 23 octobre 2015.
Visible sur le site de d'Arte Concert.
Retransmis sur France Musique le 31 octobre 2015 à 19 h 30.

Christine Ducq
Jeudi 22 Octobre 2015
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