Danse

"Matière(s) Première(s)" Six personnages en quête de leur vérité

Leur identité, ils l'ont exaltée par des noms de scène – Barro Dancer, Mademoiselle Do', Willy Kazzama, Black Woman, Salifus, Esther –, ces six superbes danseurs (trois filles et trois garçons) portant fièrement, sur eux et en eux, leurs origines africaines. Comme si, pour raconter l'histoire tourmentée de leur continent, ils éprouvaient le besoin de revêtir une dimension dépassant celle de leur propre personne. Et, effectivement, ce que nous montrent ces "personnages" est une traversée fulgurante, un voyage tous azimuts au bout de l'Afrique. Des performances époustouflantes, expressives à l'envi, sous-tendues par des tensions à vif… Tensions et intentions parfois, à notre goût, un peu trop soulignées.



© Patrick Berger.
Porteurs des cultures du Congo, du Cameroun, du Gabon, du Burkina Faso, ou encore de Côte d'Ivoire, et riches de toutes les ethnies que ces différents pays accueillent, ils partagent en commun un goût profond pour les cultures traditionnelles et urbaines africaines qui les font vibrer jusqu'au bout de la nuit. Ce sont eux qui constituent les "matières premières" à haute charge explosive de ces chorégraphies mises en jeu par Anne Nguyen et son assistant, Pascal Luce.

Qu'ils soient seuls, en couples ou ne faisant qu'un bloc, c'est la même détermination qui les anime, une énergie dont le désir à fleur de peau constitue le combustible inflammable. Ainsi de l'ouverture où une danseuse à l'engagement organique apparaît dans un faisceau de lumière tombé des cintres, rejointe bientôt par un danseur, le couple enlacé esquissant alors une figure de slow… avant d'être rejoint par leurs complices enchainant ensemble les rythmes connectés aux musiques afro, rap et soul déferlant sur le plateau. Violences et tendresses, unies dans les mêmes corps, à l'image de ce continent africain, réservoir d'amours contrariées par les appétits coloniaux voyant en ses terres une mine de profits à tombeau ouvert.

© Patrick Berger.
Figures des violences post-coloniales héritées et dont leurs mimiques sont les porte-paroles, tout comme leurs corps traversés par des convulsions irrépressibles. Ainsi du tableau saisissant de vérité brute, où, groupés en cercle, on les voit se briser l'échine pour extraire le minerai qui profitera à d'autres qu'eux. Figures des désirs revendiqués qui éclairent les visages paysages de la vie plus forte que ce qui pourrait avoir encore la prétention de les enchainer. Des battles dont ils sortent vainqueurs, même épuisés, grâce à leur force créative que rien ni personne ne semble pouvoir endiguer.

Figures aussi de cette jeunesse africaine soumise à un autre prédateur, souriant celui-là, celui des portables fondant la réalité et l'image dans le même magma afin de mieux modeler l'humain selon les lois du marché. Visages hilares d'une jeunesse qui n'échappe aucunement aux travers de la jeunesse des pays nantis, la recherche du profit n'ayant là que faire des frontières.

Les forces en jeu "transpirent" magnifiquement des corps mis au travail par les histoires dont ils sont les héritiers. Et si les tableaux ancrés aux musiques africaines se succèdent plus qu'ils ne ménagent une véritable progression, c'est peut-être pour nous faire ressentir de l'intérieur que les boucles redondantes font partie de tout itinéraire d'émancipation, les lignes droites étant en la matière un leurre à l'usage des romans de gare.

© Patrick Berger.
Un regret cependant… Pourquoi avoir cru bon – tant ces "matières premières" sont fortes et se suffisent amplement à elles-mêmes pour exprimer l'essence des non-dits – de surligner les jeux d'oppression (biftons réclamés au public, clins d'œil appuyés à son adresse, doigts joints en forme de colt mettant en joue la foule, geste coupe-gorge, etc.) pour dire les violences vécues en les rejouant dans des pantomimes si caricaturales qu'elles peuvent apparaître maladroites. En effet, la pantomime – dans son premier sens – est un art en soi, une discipline exigeante où l'expression de sentiments, voire d'idées complexes, ne peut souffrir d'un trait trop épais.

Ceci dit, ce que nous retiendrons de ces performances chorégraphiées, c'est l'extrême qualité de ces danseuses et danseurs dotés d'une énergie galvanisante mise, avec grande générosité, au service d'une cause que l'on ne peut que partager sans réserve aucune : l'irrésistible désir de vivre libre, affranchi de tout assujettissement.

Vu le mardi 28 novembre 2023 à la Manufacture CDCN de Bordeaux, lors de son unique représentation.

"Matière(s) première(s)"

© Patrick Berger.
Ballet de danses africaines urbaines.
Création mars 2023.
Chorégraphie : Anne Nguyen.
Assistant chorégraphe : Pascal Luce.
Conseil artistique : Didier Boko.
Avec : Ted Barro Boumba alias "Barro Dancer", Dominique Elenga alias "Mademoiselle Do'", Mark-Wilfried Kouadio alias "Willy Kazzama", Grâce Tala, Nahoua Traore alias "Black Woman", Seïbany Salif Traore alias "Salifus".
Interprète saison 2023-2024 : Jeanne D'Arc Niando alias "Esther".
Lumière : Matthieu Marques, Marie Ducatez.
Costumes : Simon Huet.
Régisseurs de tournée (en alternance) : Flora Lastouillat, Matthieu Marques.
Par la Compagnie par Terre.
Durée : 55 minutes.

Dans le cadre du dispositif artiste associée en partenariat avec la Cité Cirque - CRÉAC de Bègles.

© Patrick Berger.
Tournée
18 janvier 2024 : Théâtre Molière - Scène nationale archipel de Thau, Sète (34).
24 et 25 janvier 2024 : La Maison des Métallos, Paris (75).
27 janvier 2024 : Théâtre Gérard-Philipe, Champigny-sur-Marne (94).
30 janvier 2024 : Le Figuier Blanc, Argenteuil (95).
8 mars 2024 : Festival Groove'N'Move, Théâtre Forum Meyrin, Genève (Suisse).
4 mai 2024 : Theater im Pfalzbau, Ludwigshafen (Allemagne).
15 mai 2024 : Théâtre Cinéma, Choisy-le-Roi (94).
31 mai 2024 : Le ZEF, Marseille (13).

Yves Kafka
Mardi 5 Décembre 2023
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