Théâtre

"Madame Magarotto" La possibilité d'une île, le silence de la mer et les bruits du monde

Isolée quelque part sur un bord de plage à l'abri du monde, Madame Magarotto, femme énigmatique, a trouvé refuge dans une cabane coupée de tout. Sa vie, sereine, s'étire au rythme du ressac des vagues jusqu'à ce que, tel un grain de sable, la sonnerie intempestive d'un téléphone vienne enrayer l'écoulement harmonieux des jours… Un conte théâtral contemporain où le désir de solitude est amèrement spolié par les bruits de la civilisation, hydre tapie en embuscade.



© Aurore Cailleret.
Le silence, celui qui bruit des déplacements miniatures de cette recluse volontaire ayant élu cet espace clos comme ouverture salutaire, accompagne les faits et gestes mimés de celle qui a délibérément choisi - sans heurts, pour son bonheur - de fuir les bruits du monde. On la découvre lovée dans un fauteuil aux pieds bancals, respirant le simple plaisir d'exister en étant bercée par le cri ininterrompu des mouettes et l'ostinato des vagues à sa porte. Dégagée des mots devenus désormais inutiles, elle fait corps avec les menus actes du quotidien - se préparer un café, mettre le couvert - esquissés avec une application gracieuse.

Rien ni personne ne semble pouvoir troubler cette tranquillité vécue comme une épiphanie. Parfois, le vieux poste de radio à lampes fait entendre les dernières notes de "Snow" d'Emiliana Torrini, musique langoureuse propre à prolonger sa douce mélancolie. Mais lorsqu'il se met à diffuser la litanie des sempiternels hommages suivant les attentats, et les énièmes déclarations des hommes politiques instrumentalisant les événements, elle sent son air soudain se vicier et coupe, dans un pur réflexe de survie, le son intrusif.

© David Chiesa.
Madame Magarotto aime s'endormir en position de fœtus dans son fauteuil lui tendant les bras, elle aime s'y pelotonner sans réserve, voire s'y caresser avec un doux plaisir… Lorsque le téléphone en bakélite des années soixante-dix se met à retentir, elle le regarde, dubitative, et se replonge dans ses minutieux travaux de couture qui l'absorbent avec bonheur. Il lui faudra du temps pour - soumise à l'enchainement irrépressible des sonneries - réaliser que "l'on" ne la lâchera pas si facilement dans sa retraite marine.

La voix qui se détache alors du combiné, d'abord imperturbable, renvoie à l'agression d'un sondage en ligne s'annonçant horripilant. Il prend vite une dimension loufoque, voire inquiétante, lorsque la sondeuse faisant demandes et réponses, perturbée au plus haut point par le silence abyssal de son interlocutrice potentielle, se met littéralement à péter les plombs. Madame Magarotto, agressée par l'intrusion dans sa bulle de cette fâcheuse, répondra en miroir en "liquidant" le fauteur de bruits.

Mais d'autres menaces pointent leur nez sous la forme de voix de touristes égarés, accros à leurs collections de selfies et de likes, ou encore de lourds vrombissements d'engins entendus au loin… Le paradis silencieux de la solitaire retranchée semble (irrémé)diablement menacé de partir en fumée.

Héroïne écologique d'un conte social projetant jusqu'à nous l'irrésistible tentation d'une île mettant à l'abri des vicissitudes du monde civilisé, Madame Magarotto, incarnée par une comédienne fragilement humaine, a de quoi nous séduire tant elle entre en résonance avec nos désirs secrets ressentis comme une utopie. La mise en jeu, sobre, trouvant son écrin dans une scénographie suggestive, la création sonore immergeant dans l'univers d'une "ode maritime", laissent toute sa place à l'essentiel… une femme désirante et son "barrage contre l'im-pacifique".

"Madame Magarotto"

© Aurore Cailleret.
Théâtre gestuel.
Texte : Jérôme Batteux.
Illustré par Larra Mendy et édité par Les Petites Secousses.
Mise en scène : Jérôme Batteux.
Avec : Flore Audebeau.
Regard chorégraphique : Côme Tanguy (La Clé du Quai).
Scénographie et costume : Lolita Barozzi et Aurore Cailleret (Cie Liquidambar).
Création sonore : David Chiesa (Le UN ensemble).
Création lumière et régie : Benoit Cheritel.
Régie plateau : Jean-François Coffin.
Avec les voix de : Françoise Goubert, Julie Hercberg, Frédéric Kneip, Thierry Remi, et Jérôme Batteux.
Création 2019 de la Cie des Petites Secousses, accompagnée par la Boîte à Jouer.

A été représenté le samedi 16 novembre 2019 à Cestas (33), Halle polyvalente du Bouzet, dans le cadre du Festival Tandem Théâtre (du 12 au 24 novembre) co-organisé par les villes de Canéjan et Cestas.

Tournée
13 février 2020 : Auditorium de la Médiathèque Jacques Ellul, Pessac (33).
20 et 21 mars 2020 : Théâtre du Pont Tournant, Bordeaux (33).

Yves Kafka
Lundi 2 Décembre 2019
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