Théâtre

"Lisbeth's" Voir les gens ordinaires s'embraser quand ils se frottent à l'Amour

Texte polyphonique. Deux voix, pas un dialogue, juste deux voix. Celles de deux personnages. Lui, Pietr, pas Piotr, non, Pietr. Un vendeur d'encyclopédie. Voyageur de commerce. Elle, c'est Lisbeth. Vendeuse en bijouterie de son état. Bref, deux personnages communs.



© Carole-Parodi.
Pietr, d'accord, c'est original pour un VRP en escale à Tours, mais rien de grec dans le monsieur. Un type ordinaire, français moyen, malgré ce nom singulier. Singulier, mais à la sonorité pas très brillante. Il faut le dire. Pas très engageant pour un être aux ambitions, disons, moyennes. Et Lisbeth. Pas simple non plus comme prénom. Pas courant. Mais qui ne lui donne pas, à elle non plus, une originalité tangible. Deux vies simples. Âges moyens. La quarantaine.

Lui, jamais chez lui à Paris où il n'y retrouve qu'un ami avec qui boire de coups. Elle, c'est différent. Surtout le jour où ces deux-là se rencontrent. Le jour où ils tombent amoureux l'un de l'autre, l'autre de l'une. Rencontre fortuite dans un bar où il boit un verre en attendant de rejoindre son hôtel puis son train le lendemain. Une rencontre qui aurait pu ne pas avoir lieu si, ce jour-là, elle n'avait pas quitté son boulot, et aussi son mari puisque celui-ci était aussi son patron. Du coup, elle est un peu en transit, elle aussi. Plus de boulot, plus de mari, plus de maison, elle s'assoit, boit un verre et soudain ses yeux tombent sur Pietr.

© Carole-Parodi.
Pas des professionnels de la drague tous les deux, ça se voit dans ce dialogue où les phrases restent en suspens, finissent en hésitations, commencent en cherchant les mots. Le texte de Fabrice Melquiot distille ainsi l'échange entre ces deux êtres. Un faux dialogue intercalé de pensées personnelles de chacun, sorte de parties narratives presque romanesques. Pietr et Lisbeth dont on suit l'histoire d'amour qui tâtonne, s'épanouit, s'envole et se disloque, le temps de parcourir la France, quelques mois.

Un amour sensuel et ardent qui transfigure leurs deux existences, passant de l'ordinaire au merveilleux et qui se fracasse classiquement sur la réalité, lorsque la brouillard de la passion se dissipe soudain au point qu'ils ne se reconnaissent pas. C'est également à un voyage imaginaire que nous invite le texte de Melquiot dans la mise en scène de Valentin Rossier. Voyage auditif. Les deux interprètes resteront fixés derrière leurs pieds de micro, à l'est et à l'ouest de la scène. Quelques lents changements de lumière, quelques ambiances musicales qui s'associent au rythme du texte. Des mots échangés ou pensés. Toute la recherche de cette mise en scène est tournée vers le sensuel.

© Carole-Parodi.
Mots soupirés. Respirations saccadées. Inspirations. Chuchotements. Vagues râles. Valentin Rossier (également interprète de Pietr) plus que la comédienne qui joue Lisbeth, Marie Druc, teinte sa partie d'érotisme torride et de mouvements suggestifs un peu répétitifs, monotones, qui font ajoute à son personnage une facette concupiscente pas nécessaire. Cette dernière, Marie Druc, malgré une partie de texte plus crue, plus explicite dans les moments d'étreinte, donne un peu plus de lumière et de variation à son personnage. C'est elle, le personnage titre de la pièce, comme si Melquiot avait mis dans son texte une énigme de sa vie personnelle : Lisbeth restera l'objet de désir beaucoup moins dévoilé intimement que son compère Pietr.

Il faut bien que les histoires d'amour finissent, même celles de personnages si anodins au départ qu'on se demande comment est-ce possible que cela leur arrive à eux, si ordinaires ? Celle racontée par Melquiot reste dans les limites que leur existence, leurs ambitions leur permettent, avec des petites étincelles, des petits feux de joie et des petits retours à leur vie d'avant. C'est aussi ce qui fait le charme de cet amour aussi lumineux que médiocre, touchant. Touchant également par l'amplification des deux voix qui leur donnent une présence riche d'inflexions et si proche qu'on dirait qu'elles se sont glissées le long de nos oreilles. Fermez les yeux, l'imaginaire s'ébranle.

"Lisbeth's"

© Carole-Parodi.
Texte : Fabrice Melquiot.
Conception et adaptation : Valentin Rossier.
Avec : Marie Druc, Valentin Rossier.
Dramaturgie : Hinde Kaddour.
Création lumière : Jonas Bühler.
Création musique et sons : David Scrufari.
Production : New Helvetic Shakespeare Company (Genève).
Photon : Carole Parodi.
À partir de 16 ans.
Durée : 1 h 10.

Du 20 mars au 11 mai 2024.
Du mercredi au samedi à 19 h.
Manufacture des Abbesses, Paris 18e, 01 42 33 42 03
>> manufacturedesabbesses.com

Bruno Fougniès
Lundi 8 Avril 2024
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