Théâtre

Les frères Kamarazov… Moderne recréation !

La mise en scène de Sylvain Creuzevault des "Frères Karamazov" (1879-1880), roman ultime de Dostoïevski, décline une approche musicale et très moderne. Avec une liberté de ton, le théâtre dans le théâtre rend compte des coulisses d'une œuvre qui se joue autant sur planche qu'en régie.



© Simon Gosselin.
Porter un roman sur le plateau, qui plus est un grand classique, est un défi, celui de le reconstruire en y apportant une véritable touche personnelle qui pourrait toutefois dénaturer la construction toujours imaginaire qu'un lecteur peut se faire de l'œuvre. Celle de Sylvain Creuzevault est très originale.

Il y a une liberté de ton et de situation mêlant du théâtre dans le théâtre avec des caractères jouant parfois à être une représentation de ce qu'ils sont, avec pour Servane Ducorps une entrée soi-disant "loupée" selon son propre dire dans sa salutation au public et pour Blanche Ripoche, moins d'embarrant dans son bonjour vers le parterre. L'auditoire est pris comme témoin de ce qui se passe sur scène.

L'histoire est celle d'un parricide, celui de Fiodor Karamazov (Nicolas Bouchaud), père irresponsable et débauché dont les rapports avec la génération qu'il a fécondée sont aussi amoureux et tendres que celle d'un bourreau avec son prisonnier ou d'un dictateur avec son peuple. L'entame de la pièce nous emmène devant celui-ci, au milieu du plateau, qui l'encombre de sa présence autant physique que corporelle. D'ailleurs, tous les personnages, même celui silencieux et discret du starets Zossima (Sava Lolov), dominent la scène à chacune de leurs répliques où celui qui a la parole a le pouvoir expressif d'exister au travers de répliques souvent tranchées tout comme celles de gestuelles qui les accompagnent.

© Simon Gosselin.
Ce rapport à l'autre est fait de violence morale, presque physique, parfois accompagné d'une tendresse furtive, fausse ou jouée, et qui peut basculer rapidement vers un refus ou une fuite. Il peut être aussi passablement cyclothymique où les personnages s'exhibent, au sens propre comme figuré, au travers, souvent, du verbe et de façon systématique du corps.

La scénographie découvre une très grande salle blanche où table, chaises, cercueil, voire petite prison, apparaissent au fil de l'eau. Pour la deuxième partie, celle-ci est habillée de rideaux de verre, accompagnée d'une musique électronique. Une régie, en bas du plateau, accompagne théâtralement le jeu. De longs écrits introductifs habillent le rideau blanc avant le démarrage de la représentation et durant l'entracte, le jeu continue ainsi que la musique au travers d'une flûte traversière avec Sylvaine Hélary.

Cela démarre par des personnages masqués. On croirait des petits pantins qui gesticulent avec leurs bras. Les masques, sans être neutres car n'exprimant aucune expression, donnent une impression d'étrangeté, comme de petits monstres mécaniques. Peu rassurant. Ils se retrouveront à d'autres moments incarnant des automates robotisés ou des êtres habités par une inhumanité. Car c'est là où tout se joue. Ce manque de sentiments, d'émotions, incarné par les personnages qui en abusent non par sadisme, mais par nature. D'où ces relations toujours complexes, enchevêtrées où celles-ci se découvrent dans chacun des actes au-delà des mots utilisés.

© Simon Gosselin.
Une chanson, au style très moderne, voire électronique, accompagne aussi une scène, faisant prendre à la pièce la dimension d'un show l'espace d'un instant où Dostoïevski est renvoyé dans l'oubli. Confrontation de genre qui brouille un instant les pistes et donne à voir un maquillage un peu trop prononcé pour le visage d'un chef-d'œuvre qui n'en a peut-être pas besoin. Ce parti pris déplace la pièce vers un aspect décalé, à rebrousse-poil, d'une situation qui commande peu à un tempo musical rythmé et qui interpelle.

L'aspect contemporain du roman de Dostoïevski est aussi représenté dans les accessoires comme ce téléphone portable utilisé tel une petite caméra. Dans sa conception, son déroulé, cette modernité est présente à chaque instant faisant de cette création presque une œuvre autre. Audacieux !

"Les frères Karamazov"

D'après Fédor Dostoïevski.
Traduction française : André Markowicz.
Mise en scène : Sylvain Creuzevault, artiste associé/création.
Avec : Nicolas Bouchaud, Sylvain Creuzevault, Servane Ducorps, Vladislav Galard, Arthur Igual, Sava Lolov, Frédéric Noaille, Blanche Ripoche, Sylvain Sounier.
Musiciens : Sylvaine Hélary et Antonin Rayon.
Dramaturgie : Julien Allavena.
Scénographie : Jean-Baptiste Bellon.
Lumière : Vyara Stefanova.
Création musique : Sylvaine Hélary, Antonin Rayon.
Maquillage : Mytil Brimeur.
Masques : Loïc Nébréda.
Costumes : Gwendoline Bouget.
Son : Michaël Schaller.
Vidéo : Valentin Dabbadie.
Production : Le Singe.
Durée : 3 h 15 (avec un entracte).

Du 22 octobre au 13 novembre 2021.
Du mardi au samedi à 19 h 30, dimanche à 15 h.
Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris 6e, 01 44 85 40 40
>> theatre-odeon.eu

Tournée
23 et 24 novembre 2021 : L’empreinte - scène nationale Brive-Tulle, Tulle (19).
12 au 14 janvier 2022 : Théâtre des 13 vents - CDN, Montpellier (34).
17 et 18 février 2022 : Points communs - Scène nationale, Cergy-Pontoise (95).
11 au 19 mars 2022 : TNS, Strasbourg (67).
24 et 25 mars 2022 : Bonlieu - Scène nationale, Annecy (74).
13 et 14 avril 2022 : La Coursive - Scène nationale, La Rochelle (17).
29 et 30 avril 2022 : Teatro nacional São João, Porto (Portugal).

© Simon Gosselin.

Safidin Alouache
Jeudi 4 Novembre 2021
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