Théâtre

"Les Poupées" Tentatives (dés)articulées pour faire renaître un monde à extirper de l'oubli

Ils sont deux à occuper l'avant-scène de L'Atelier des Marches, un comédien plasticien - lui-même double du plasticien Michel Nedjar - et une danseuse - incarnation de ses baigneurs de celluloïd. Derrière eux, un panneau où sont accrochées des poupées au visage barré de sparadraps. Un peu moins d'une heure durant, ils vont s'évertuer à illustrer graphiquement, chorégraphiquement, les propos enregistrés du "maître des poupées".



© Cie In Vitro.
Un créateur qui s'adresse directement à la metteuse en jeu - Marine Mane - pour lui faire part du rapport qu'il entretient avec ses créations… autant dire ses créatures. Qu'est-ce qu'une poupée ? Une chose… un être étrange qui nous fait remonter aux origines lointaines avec son mixte d'interdit, de loi du père, du père suprême. Un cabinet de curiosités peuplé de fantasmagories arrachées à l'enfance pour resurgir sur l'autre scène d'un présent voué à la création artistique.

Habillés l'un et l'autre de tuniques d'un blanc immaculé, comme pourraient l'être les officiants d'un culte, les deux artistes vont avec application rejouer les minutes du parcours initiatique du mentor. Et tout commence très tôt - tissu brandi où le mot "école" est brodé -, le jour même où le jeune Michel, suite à une maladresse coupable, vit à son corps défendant son œuvre mériter les honneurs de la maîtresse suppléante. Depuis, la graine créative n'a cessé de faire germer ses fruits, échappant aux récoltes convenues. Et tandis que le passé recomposé est dessiné sous nos yeux, la danseuse s'escrime à en mimer les gestes.

© Cie In Vitro.
Coudre, découdre, recoudre les pièces d'un passé en miettes, sur fond de voix off de l'artiste dépliant les secrets enterrés… Avoir eu pour père un tailleur violent auquel il n'a pas voulu ressembler, tel semble être le fil(s) de cette vocation réifiée sous nos yeux. Le mot "jardin" décroche celui d'"école" et devient le lieu d'une cérémonie à résonance vaudoue où chants et bercements insufflent vie aux poupées de celluloïd. La voix off commente la poupée mise en terre et le bonheur ressenti lorsqu'il lui fut donné de la retrouver. Bonheur fait de son odeur prégnante de pourri, comme la promesse d'une métamorphose à jamais inaccomplie.

Et alors que le mot "matière" apparaît brodé sur toile, les tissus et lambeaux sont convoqués pour, mêlés à la terre détrempée, devenir matière d'une composition à quatre mains. Quelque chose d'animal, de boue, de cailloux, de végétal, mélange de cruauté et d'innocence de l'enfance, est exhumé comme un précieux combustible vital. Et quand le mot "atelier" s'accroche, la voix off retrouve les allées et venues de son cheminement : peindre, toujours et encore, recouvrir de cire, peindre à nouveau, ne plus pouvoir contrôler où l'élan le mène.

© Cie In Vitro.
Quant aux poupées concentrant tous les gestes créatifs, ces tissus qui les recouvrent, les dessins qui les exposent, ils sont à prendre comme les reliques vivantes d'une histoire de l'enfance se prolongeant dans l'artiste-adulte. Un adulte avide d'en découdre avec un passé douloureux - famille juive confrontée à la Shoah - en reprisant ce qui a fait événement dans son passé… Écho (édulcoré) du monde des poupées d'Annette Messager, ou de Louise Bourgeois, projetant l'une et l'autre dans leurs installations plastiques les tourments d'une enfance mise à mal.

Sans remettre en cause l'intérêt du projet artistique, l'on se doit de constater que la réalisation n'a pas été à la hauteur de l'ambition du "laboratoire" qui l'a conçu. On reste inexorablement spectateurs de la "monstration" sans être embarqués dans une histoire qui aurait pu être passionnante tant l'inquiétante étrangeté des poupées recelait de potentiels. En effet, les deux artistes sur scène semblent n'être que les marionnettes appliquées d'un deus ex machina planqué en coulisses, donnant de la voix certes, mais sans pour autant convaincre.

Vu le mercredi 3 novembre à L'Atelier des Marches du Bouscat (33), en coréalisation avec le Théâtre des Quatre Saisons, dans le cadre de "À l'autre bout du fil…", temps fort consacré à la marionnette, au théâtre d'objets, d'ombres et de lumières.

"Les Poupées"

© Cie In Vitro.
Création 2020 (danse, arts plastiques, création sonore).
Conception et direction : Marine Mane.
Interprétation : Claire Malchrowicz, Vincent Fortemps.
Analyse du mouvement : Claire Malchrowicz.
Création sonore et régie générale : Margaux Robin.
Lumières : Auriane Durand.
Scénographie : Amélie Kiritzé-Topor.
Durée : 50 minutes.

Tournée
21 et 22 février 2022 : Le Nouveau Relax - Scène conventionnée, Chaumont (62).
Du 24 au 26 mars 2022 : La machinerie 54 - Scène conventionnée, Homécourt (54).

© Cie In Vitro.

Yves Kafka
Vendredi 12 Novembre 2021
Dans la même rubrique :