Lyrique

Les Portes de la perception s'ouvrent à La Monnaie

Avec cette nouvelle production du Théâtre Royal de La Monnaie du suprême poème de Wagner - la quatorzième de "Tristan et Isolde" depuis 1894 dans ce haut lieu de ferveur wagnériste -, Ralf Pleger et Alexander Polzin tentent de mettre en scène un monde perméable aux influx cosmiques comme aux états de conscience modifiés. Un spectacle intrigant transcendé par de merveilleux chanteurs et une fosse galvanisée par le grand chef wagnérien Alain Altinoglu.



© Van Rompay Segers.
Redoutable défi scénique que de s'attaquer au chef-d'œuvre wagnérien, ce "Tristan et Isolde" sous-titré "Action en trois actes", laquelle se révèle toute intérieure puisque se résumant à peu de péripéties. Tristan et Isolde boivent un philtre qui révèle leur irrépressible passion. Dès lors le mariage de la princesse irlandaise avec le Roi Marc ne peut être que frappé de caducité, et l'embrasement cruel des corps et des esprits ne trouve son issue que dans la mort des deux amants - cette dernière constituant la seule échappatoire.

Relisant à la lettre le substrat schopenhauerien et bouddhiste de l'opéra, l'éclectique dramaturge et réalisateur Ralf Pleger accompagné du peintre et sculpteur Alexander Polzin nous proposent de prendre au mot le projet wagnérien (formulé après coup en 1872) : manifester des "faits de musique devenus visibles" épousant et révélant le cheminement intérieur des personnages. Les amants renoncent ainsi peu à peu à la fausse gloire du Jour, préférant rejoindre l'outre monde d'une transfiguration dans la Nuit. Celle qu'ont chantée les Poètes romantiques allemands.

© Van Rompay Segers.
Comment rendre scéniquement un monde visible de phénomènes - la Représentation (1) - monde rendu perméable à la Volonté (1), ce principe cosmique animant l'univers et les êtres ? Évoquer le labyrinthe reliant conscience et inconscient, instituer un désordre entre mondes visible et invisible, c'est tout le propos du concept artistique présenté ici avec une fortune diverse.

Chacun des trois tableaux en trois actes s'anime ainsi en de très lentes métamorphoses grâce aux décors d'Alexander Polzin, aux lumières de John Torres et à la chorégraphie des corps réglée par Fernando Melo (et ce, sans le secours de la vidéo). Il s'agit ici de jouer sur les perspectives troublées et les perceptions instables, oscillant entre réel et illusion. À l'acte un, le navire emmenant Isolde et ses célèbres imprécations a disparu au profit d'une sorte de grotte plongée dans les ténèbres, au fond miroitant. Des stalactites descendent insensiblement des cintres. Inconvénient, ces dernières font fâcheusement penser à des capotes usagées.

Plus réussi, le tableau de l'acte deux verra s'animer une sorte de barrière de corail ou de racines immaculées que feront vivre dix danseurs. Belle trouvaille parmi d'autres : Brangäne lancera son premier appel au centre de ce maelström, figurant son passage dans une autre dimension, tandis que Tristan et Isolde en deviendront aussi les membres vivants.

© Van Rompay Segers.
Au troisième acte, peut-être le moins convaincant, des tubes traversent en un mouvement incessant un mur mouvant devant lequel agonisera Tristan au visage recouvert d'or (la blessure manifeste du soleil) et où aura lieu la transfiguration d'Isolde. Autre belle idée cependant, les danseurs se font avant sa mort les doubles de Tristan à la façon des représentations du dieu Shiva. Si l'impression générale pour le spectateur n'est pas toujours à la hauteur des ambitions du concept artistique, de belles images s'imprimeront, tels ces phénomènes de persistance rétinienne au pouvoir de hantise.

Au moins, la proposition scénique (fruit d'une compréhension parfaite des enjeux de l'opéra) ne gêne-t-elle jamais l'intense plaisir que procurent une distribution parfaite et une fosse très inspirée. Des différentes distributions proposées jusqu'au 19 mai (2), le ténor Christopher Ventris, pour sa prise de rôle en Tristan, et la soprano Kelly God (pour ses débuts in loco) sont remarquables. Kelly God propose une Isolde belcantiste, raffinée et subtile - même si, annoncée quelque peu malade, elle laisse entendre une légère érosion du registre aigu au troisième acte.

© Van Rompay Segers.
Christopher Ventris incarne un Tristan idéal à la vocalité souveraine, brillante d'un timbre de métal précieux. Le ténor s'y montre splendidement traversé des fissures de son personnage, cette "tête vouée à la mort". Ève-Maud Hubeaux est, quant à elle, une jeune Brangäne exceptionnelle. Son mezzo d'une sonorité ronde et ample, tissé tel un riche brocard, son jeu d'une émotion et d'une exigence rares lui permettent plusieurs fois de voler la vedette à Isolde au premier acte. Chose assez unique, il faut bien le dire. Ses deux appels de l'acte deux le sont également assez pour qu'on les puisse qualifier de magiques.

Si le jeune Kurwenal d'Andrew Foster-Williams manque encore un peu de cette profondeur d'intensité que ce personnage de vassal fidèle appelle, il ne démérite pas dans cette prise de rôle et parvient à marquer notre attention, comme Wiard Witholt (Melot, Ein Steuermann) et Ed Lyon (Ein Hirt, Ein junger Seemann) - tous deux excellents. Le bonheur enfin de retrouver la basse de haut lignage Franz-Josef Selig est total. Son bouleversant et magnétique König Marke impose sa ligne magistrale dans ce spectacle. Dirigés avec une attention indéfectible par le directeur musical de La Monnaie, tous (chanteurs et chœurs) nous offrent le meilleur.

© Van Rompay Segers.
Alain Altinoglu, un des meilleurs wagnériens de sa génération, ne déçoit pas grâce à une complicité manifeste avec les musiciens de l'Orchestre symphonique de La Monnaie. Dès le prélude, tendu et fiévreux à souhait, le chef nous gratifie des émotions les plus intenses, parvenant à initier en orfèvre des vagues musicales aux reflets irisés, aux climats et sentiments en perpétuelles et riches métamorphoses. La fameuse mélodie infinie, ce bain océanique mystérieux et changeant, coule avec l'évidence attendue. Tout juste, a-t-on été parfois un peu étonnée par de légers décalages remarqués ici ou là dans les interventions des bois. Cette production s'inscrit pour autant parmi les meilleures vues ces dernières années.

(1) En termes schopenhaueriens.
(2) Les photos illustrant l'article présentent une autre distribution pour Tristan, Isolde et Brangäne.


Spectacle vu le 4 mai 2019.

Du 2 au 19 mai 2019.
De Munt/La Monnaie.
Place de La Monnaie, Bruxelles Belgique.
Tél. : 32 2 229 12.

Diffusion gratuite sur le site du Théâtre Royal de La Monnaie (MM Channel) du 6 au 27 juin 2019.
>> lamonnaie.be

Christine Ducq
Jeudi 9 Mai 2019
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