Théâtre

"Les Mauvais Bergers" Une brillante manière de revisiter un long fleuve intranquille

Une grève ouvrière est lancée par Jean Roule, leader anarchiste, et Madeleine Thirieux, dont la mère vient de mourir d'épuisement au travail. Tous deux décident de s'insurger contre les inégalités sociales, le patronat, la pression économique, alors qu'une brume épaisse se faufile entre les maisons, celle des fumées de l'usine qui monte au rythme des cris incessants du métal battu. Sous cette brume, ouvriers et ouvrières, grévistes, mais aussi patrons et bourgeois vont affronter leur propre justice. La tendresse d'un amour naissant survivra-t-elle au pouvoir oppresseur ? Les tentatives de conciliation du fils du patron, Robert Hargand, apporteront-elles une solution ?



© Scène Écarlate.
Saluons avant toute chose ces initiatives créatrices de compagnies ou de metteurs en scène comme Olivier Charruau et la présente Compagnie Scène Écarlate qui permettent au public de (re)découvrir certaines œuvres anciennes remises au goût du jour, surtout lorsque ces dernières sont aussi remarquablement magnifiées… Cela n'est pas monnaie courante, cela dit, sauf pour certaines œuvres qui reviennent régulièrement au sommet de l'affiche, mais dont on cherche souvent à connaître les vraies raisons de ces récurrences. "Les Mauvais Bergers" n'en font pas partie et ceci est sans doute regrettable. Mais la Cie Scène Écarlate l'a fait, et ce, de la plus belle manière !

Le pari est gagné avec cette adaptation particulièrement réussie de la tragédie prolétarienne d'Octave Mirbeau mise en scène par Olivier Charruau. Il s'agit d'un texte très engagé abordant les motifs de la grève, de l'exploitation industrielle, la souffrance ouvrière, les maladresses des dirigeants et la responsabilité collective. Ceci n'a-t-il pas curieusement "un air du temps" aux lendemains des 10 et 18 septembre 2025 ou encore d'une certaine grève des gilets jaunes plus lointaine ?

© Scène Écarlate.
Sur le petit plateau du Théâtre Montmartre-Galabru, ce mardi 23 septembre, une comédienne attend patiemment que les derniers spectateurs s'installent… chuchotant aux oreilles d'un partenaire. On retourne en coulisses, on réapparaît, comme si quelque chose se tramait, comme si une urgence latente tapie quelque part ne demandait qu'à surgir ! Ou un grand malheur. Puis une voix, douce, presque inaudible par moments, se fait entendre, trop peut-être. Est-ce un signe ? C'est celle de Madeleine, une jeune femme couturière, sans aucune histoire, interprétée sobrement, mais efficacement, par Sandrine Carlosse, personnage très fatigué et inquiété de l'état de sa mère agonisante.

Puis le tout s'enchaîne avec élégance et grande fluidité, sans que nous voyions le temps passer, agrémenté de chants harmonieusement interprétés par la plupart des comédiennes et comédiens. Le chant n'a-t-il pas toujours une place essentielle dans les manifs ? Saluons, à ce titre, la première interprétation de Mô, chanteuse, auteure, compositrice, qui donne le ton d'un bien joli spectacle, tout en épure et brillance notoires, ainsi que celle de la fin du spectacle, intense et juste capitale que nous vous laisserons découvrir.

La scène du Montmartre-Galabru n'est pas bien grande et nous nous interrogions sur la manière dont une telle tragédie en cinq actes allait bien pouvoir y être transposée. Mais c'était sans compter sur le savoir-faire et le talent de cette compagnie.

Avec "Les Mauvais Bergers", c'est pari gagné et nos interrogations légitimes, quant à l'adaptation de cette pièce complexe d'Octave Mirbeau, ont été vite balayées. Certes, ce ne sont pas Sarah Bernhardt ni Sacha Guitry qui arpentent le plateau du Montmartre-Galabru et nous ne sommes pas au Théâtre de la Renaissance, en 1897. C'est autre chose, à n'en point douter, et c'est très bien ainsi, d'autant qu'il est très nettement mis en avant, dans cette émouvante adaptation, que le bon berger anarchiste Octave Mirbeau fustige savamment les mauvais bergers, et ce, grâce au jeu sincère de l'ensemble des six comédiens et comédiennes dont on sent la fougue dramaturgique bien incarnée, et grâce aussi à une scénographie taillée au cordeau.

© Scène Écarlate.
"Nos propositions sont raisonnables et justes. À vous de voir si vous préférez la guerre…" Cela résonne à nos oreilles contemporaines, encore une fois, et la mise en scène aux changements de décors à vue, efficaces et remarquablement orchestrés, y participent largement. L'ambiance très physique de la souffrance ouvrière, présente dans la tragédie de Mirbeau, est particulièrement bien mise en avant, tant dans les intentions des artistes que dans la scénographie sobre, mais efficace.

Saluons cette présence particulièrement physique et virevoltante du jeu centré et déployé d'Arthur Liné interprétant Jean Roule, cet ouvrier militant et activiste se sentant le devoir de libérer les ouvriers de leurs misérables conditions. Avec cette adaptation, nous ne savons pas dans quelle époque nous sommes et, là aussi, c'est très bien comme ça !

En cette rentrée sociale rocambolesque et mouvementée qui est la nôtre, "Les Mauvais Bergers", adaptée par Olivier Charruau, et la force de l'acte théâtral nous permettent de saluer aussi des initiatives citoyennes comme celle des "Gueux" d'Alexandre Jardin autour des ZFE qui revendique à juste titre bien plus d'initiatives démocratiques et populaires, de référendum, et de réappropriations citoyennes visant une nécessaire réhabilitation de la souveraineté populaire. Utopie ? Jean Roule l'a payé de sa vie ! Ne le payons pas des nôtres !

Les "Gueux" d'Alexandre Jardin, l'écrivain anarchiste Octave Mirbeau via Jean et Madeleine, Olivier Charruau et Scène Écarlate, le Théâtre Montmarte-Galabru l'ont fait aussi. Gageons que nous devrions toutes et tous en faire de même.
◙ Brigitte Corrigou

"Les Mauvais Bergers"

Texte : Octave Mirbeau.
Mise en scène : Olivier Charruau.
Avec : Sandrine Carlosse, Olivier Charruau, Nicolas Lefebvre, Arthur Liné, Mô et Gil Seravel.
Compagnie Scène Écarlate.
Tout public à partir de 12 ans
Durée : 85 minutes.

Du 16 septembre au 18 novembre 2025.
Mardi à 19 h 30. Relâche le mardi 7 octobre.
Théâtre Montmartre-Galabru, 4, rue de l'Armée d'Orient Paris 18e.
Téléphone : 01 42 23 15 85.
>> Billetterie en ligne
>> theatregalabru.com

Brigitte Corrigou
Lundi 29 Septembre 2025
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