Théâtre

"Les Justes" Abd Al Malik adapte en slam l'écriture révoltée d'Albert Camus

Albert Camus était homme de théâtre avant de devenir philosophe. La compagnie qu'il a créée à Alger, le Théâtre de l'Équipe, prônait il y a presque un siècle, un théâtre populaire. C'est sans doute de cette expérience de plateau, en plus de sa carrière journalistique, qu'il a acquis ce sens du phrasé à la fois simple et efficace, mais également rythmé et musical. Abd Al Malik, avec son art du slam, extrait du texte de Camus toute la musicalité.



© Julien Mignot.
Mais c'est surtout la thématique de la pièce qui a donné envie au chanteur d'adapter cette pièce pour la réouverture du Châtelet. "Les Justes" raconte la mise en œuvre et l'exécution d'un attentat contre le régime russe par un groupuscule terroriste en 1905. Tiré d'un fait historique, Camus met en scène de jeunes intellectuels révolutionnaires, et l'on suit pas à pas les questionnements, les doutes et les peurs qu'un tel acte de sacrifice provoque chez ces jeunes gens. Dans cette pièce, les grands thèmes qui ont balisé la vie du philosophe sont présents : l'absurde d'abord et la nécessité de révolte ensuite.

Quand on dit le mot terroriste, on pense immédiatement à aujourd'hui, au terrorisme islamique, pourtant la mise en scène d'Abd Al Malik évite totalement de tirer la pièce vers cette actualité. Plutôt qu'en faire un fait divers actuel, il préfère créer un spectacle qui n'enferme pas le propos de Camus dans l'anecdote ou le contemporain, mais pour en développer un discours beaucoup plus vaste. Il replace ainsi l'histoire dans son époque et dans sa situation : la Russie tsariste de 1905. C'est sans doute là la performance de ce travail que d'éviter les amalgames tout en favorisant un discours actuel grâce à l'intervention régulière d'un chœur.

© Julien Mignot.
Ce chœur est formé par des comédiens amateurs d'Aulnay-sous-Bois avec lesquels Abd Al Malik a fait un travail de recherche et de questionnement bien en amont de la fabrication du spectacle. Et le texte qu'ils viennent clamer à tour de rôle face au public sont des phrases recueillies lors de ces ateliers-débats organisés avec les étudiants de Science Po. Un chœur qui, lui, est bien ancré dans la société actuelle, multiraciale, multiculturelle. Des phrases qui frappent autant par leurs pertinences que par leurs authenticités.

Une autre partie de la mise en scène happe ces personnages d'un autre siècle dans le nôtre et vient en contre-point des décors et des costumes d'époque : c'est toute la partie musicale qui accompagne les scènes en permanence. L'orchestre, en coulisses, suit l'interprétation des acteurs avec des boucles mélodiques entêtantes composées par Bilal & Wallen ; et les acteurs calent leurs souffles sur ces rythmes : une manière de donner au texte de Camus des allures de slam.

La distribution fait preuve d'une belle rigueur. Elle a comme qualité de se moquer des conventions en faisant jouer les rôles de révolutionnaires russes par des comédiennes et des comédiens de toutes origines. C'est encore là la belle volonté d'Abd Al Malik de bousculer les stéréotypes et de montrer sur scène une image réelle de toute la diversité de notre monde.

Toutes ces parties sont parfaitement réussies. Pourtant, moi qui suis un fidèle lecteur de Camus et un grand amateur du travail d'Abd Al Malik, je suis resté un peu sur ma faim. Comme si cette belle machine mise en place dans cette immense salle dorée était un peu trop sage, un peu trop lissée, calibrée pour le lieu mais manquant singulièrement de rugosité et de flamme.

"Les Justes"

© Julien Mignot.
Tragédie musicale d'après la pièce d'Albert Camus.
Adaptation du livret et mise en scène : Abd Al Malik.
Assistant à la mise en scène : Jean-Christophe Mast.
Avec : Sabrina Ouazani, Clotilde Courau, Marc Zinga, Lyes Salem, Youssef Hajdi, Karidja Touré, Montassar Alaya, Matteo Falkone, Frédéric Chau, Camille Jouannest.
Et 10 jeunes comédiens amateurs choisis lors d'auditions tenues à Aulnay-sous-bois et ayant participé à des ateliers créatifs préparatoires : Horya Benabet, Luiza Benaïssa, Amira Bouter, Sarah Diop, Celia Meguerba, Moriba Bathily, Régis Nkissi, Zineeddine Nouioua, Nassim Qaïni, Maxime Renaudeau.
Composition musicale : Bilal et Wallen.
Musiciens : DJ Bilal, Michael Karagozian, Didier Bruno Davidas, Christophe Pinheiro, Izo Diop, Franck Mantegari.
Coordinateur artistique : Fabien Coste.
Collaborateur artistique : Emmanuel Demarcy-Mota.
Décors : Amélie Kiritze-Topor
Costumes : Coralie Sanvoisin
Lumières et vidéos : Vincent Idez.

© Julien Mignot.
Durée : 2 h 20 avec entracte.
Coproduction Théâtre de la Ville - Paris.

Du 5 au 19 octobre 2019.
Du mardi au samedi à 20 h, dimanche à 15 h.
Théâtre du Châtelet, Grande Salle, Paris 1er, 01 40 28 28 40.
>>chatelet.com

Bruno Fougniès
Samedi 12 Octobre 2019
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