Théâtre

"Les Forteresses" Trois femmes fragiles et puissantes dans l'Iran déchiré…

Comme dans le roman de Marie Ndiaye où "Trois femmes puissantes", originaires du Sénégal, étaient confrontées au mal endémique incarné par des hommes, les trois femmes des "Forteresses" sont elles aussi issues d'un même pays, l'Iran. Celui du gouvernement autoritaire du Shah, auquel d'autres régimes tyranniques ont succédé. Ainsi, en plus d'avoir eu à subir l'humiliation liée à leur condition féminine soumise à un statut de "sous-homme", elles ont eu à connaître les atroces répressions liées à leurs engagements. Femmes fragiles et tout à la fois puissantes, femmes "extra-ordinaires" ayant su dire non à l'inacceptable, elles se retrouvent, bel(les) et bien vivantes sur le plateau d'un théâtre.



© Agnès Mellon.
Autour de leur fils et neveu - le metteur en scène Gurshad Shaheman, à qui revient le texte écrit à partir de leurs témoignages recomposés -, les trois sœurs nées dans une bourgade des montagnes de l'Azerbaïdjan iranien vont faire entendre leurs existences qu'aucun ayatollah, laïc ou religieux, n'a pu jusqu'ici bâillonner. Leur histoire - deux d'entre elles ont choisi l'exil, l'une est restée en Iran -, traversée par les atrocités vécues mais aussi soutenue par un ardent goût de vivre, nous arrive par le biais d'une adresse directe à Gurshad pris comme confident. Invités à prendre place parmi elles, les plus privilégiés d'entre les spectateurs, lovés dans les profonds sofas d'un salon oriental, sont inclus dans le décor des confidences à venir.

Les trois sœurs - que l'on nommera par précaution Jeyran, Shady et Hominaz - servent le thé, esquissent des pas de danse, chantent, rejoignent chacune à leur tour Gurshad, rayonnant en joyeux maître des cérémonies de retrouvailles, tandis que trois actrices franco-iraniennes, leur double, prennent en charge le récit de leur existence… Sous le règne du Shah, un père dispensant ses filles du voile, une religion vécue comme l'aubaine de pouvoir s'empiffrer à la rupture du jeûne, l'ouverture au monde offerte par la possibilité d'études pour les filles (aisées). Mais très vite, un régime répressif, de plus en plus barbare. Et, en 1979, après la révolution et l'avènement de la République islamique de l'ayatollah Khomeiny, un autre visage de la répression, celui des barbus avec comme prémices de l'enfermement annoncé, l'interdit pour les jeunes filles de devenir juges…

© Agnès Mellon.
Les voix des unes et des autres s'entremêlent pour distiller, au travers des itinéraires singuliers de chacune, la force qui fut la leur pour refuser le diktat aussi bien des pères, des maris que des mollahs. Aucune larme victimaire, mais tout au contraire une énergie féminine inaliénable. D'abord - "Gurshad tu avais un an" - à la Fac de droit, les germes de la révolution… Ensuite, lorsque les portes des prisons du Shah ont cédé, le dégoût des cellules avec leurs fers à repasser à la semelle encrassée par la chair brûlée des dissidents… Le tyran chassé, le fabuleux espoir d'un autre monde… Comment auraient-elles pu s'imaginer que cette liberté recouvrée soit confisquée par des intégristes religieux et d'autres à leur suite…

S'ensuivit une phase d'identification où chacun(e) était soigneusement fiché selon ses lectures, où "les cheveux des femmes contenant des étincelles excitant les hommes" se devaient d'être voilés. Avant que les gardien(ne)s de la révolution et leurs kalachnikovs fassent irruption dans les internats de jeunes filles pour les trainer par les cheveux jusqu'à la prison où celles qui avouaient être communistes, ou ne pas croire en Dieu, étaient exécutées. Pour ajouter au sordide, l'accueil du père et de l'oncle à la sortie des geôles, "déshonorés", se disaient-ils. Les islamistes, quant à eux incendiaient pendant ce temps les quartiers "suspects", massacraient tous les opposants potentiels. Si la démocratie n'avait été qu'un rêve, le cauchemar lui était bien réel (rage dans la voix).

© Agnès Mellon.
Les voix s'entremêlent, amplifiées par la musique électro-acoustique… La loi de la charia, celle du joug des maris, des pères, des frères. Les mollahs à la fac et les hommes tyrans au domicile. Le mari, violent s'en prenant à l'enfant, et la voix s'étrangle : "je voudrais tout te raconter Gurshad. Mais mon cœur est une forteresse, je ne peux pas l'ouvrir". L'exil en Allemagne, l'humiliation du parcours migratoire. Le mari emprisonné en Iran, la solitude et la dépression profonde. La France, les études, la nationalité obtenue "miraculeusement" par l'une. Une sous-citoyenneté allemande pour l'autre. Et puis celle qui a choisi pour prison de rester avec les siens au pays... Trois itinéraires différents, trois combats de mères refusant, envers et contre tous, de renoncer à leur dignité de femmes et de mères aimantes, prises chacune dans leur propre tempête.

Et quand, au terme de ces trois heures de "représentation", chacune dans leur langue (deux ne parlent pas français) et avec leurs mots, les discrètes héroïnes prennent la parole traduite par les actrices, l'émotion se redouble d'un effet saisissant de vérité. "Gurshad, ma plus grande fierté, c'est de t'avoir permis de grandir loin de l'Iran, dans une éducation laïque. Quand je vois ta réussite et celle de ta sœur, j'ai réussi ma vie… Et peut-être ne seras-tu pas d'accord, mais j'ai le sentiment d'avoir été une bonne mère, et mes sœurs aussi."

© Agnès Mellon.
Dans le droit fil des séquences chantées par Gurshad en langue azéri (une langue de résistance, leur langue maternelle), refrains orientaux au charme doucereux offrant les contrepoints heureux à la rudesse des situations exposées, l'invitation à la danse conclut en douceur ce parcours d'humanité à vif. Après son remarquable "Pourama, Pourama", Gurshad Shaeman, entouré sur le plateau "des femmes de sa famille", de cette "Mère Courage et ses enfants", poursuit avec "Les Forteresses" l'écriture poétique d'un roman familial à valeur universelle dont on sort… ébloui. Physiquement. Moralement.

Vu ce spectacle le vendredi 28 janvier au TnBA, Salle Vauthier, Bordeaux, où il a été représenté du mardi 25 au vendredi 28 janvier 2022.

"Les Forteresses"

© Agnès Mellon.
Création 2021.
Texte : Gurshad Shaheman (édité aux Solitaires intempestifs, septembre 2021).
Mise en scène : Gurshad Shaheman.
Assistant à la mise en scène : Saeed Mirzaei Fard.
Voix : Mina Kavani, Shady Nafar, Guilda Chahverdi.
Jeu : Gurshad Shaheman et les femmes de sa famille.
Création sonore : Lucien Gaudion.
Scénographie : Mathieu Lorry-Dupuy.
Lumières : Jérémie Papin.
Dramaturgie : Youness Anzane.
Régie générale : Pierre-Éric Vives.
Costumes : Nina Langhammer.
Régie plateau et accessoires : Jérémy Meysen.
Maquilleuse : Sophie Allégatière.
Coach vocal : Jean Fürst.
Compagnie La Ligne d'Ombre.
Durée : 3 h.

Tournée
3 et 4 février 2022 : La Filature - Scène nationale, Mulhouse (68).
24 et 25 mai 2022 : Le Manège - Scène nationale transfrontalière, Maubeuge (59).
Du 3 au 11 juin 2022 : MC 93 - Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny (93).

Yves Kafka
Jeudi 3 Février 2022
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