Théâtre

"Les Cahiers de Nijinski" Avant que le rideau ne tombe, dansons la vie contre la mort…

"Urgent crier"… Frappé d'accents incantatoires, le titre phare du poète et homme de théâtre André Benedetto résonne en nous avec l'ultime cri d'un autre funambule de la scène, le danseur Vaslav Nijinski, lui qui, après avoir donné une dernière représentation privée à l'hôtel Suvretta en Suisse où il était venu trouver le repos, rédigea fébrilement ses "Cahiers" avant de se retirer… dans la folie. Aussi, lorsqu'un acteur danseur poète musicien du nom de Denis Lavant, puissamment fragile, s'empare à bras le corps de ses "é-cris", on se dit que quelque chose de l'ordre d'une symbiose va immanquablement se produire…



© Lucie Weeger.
Représenter sur un plateau une telle figure emblématique, celle du chorégraphe identifié au scandale de "L'Après-midi d'un faune" et du "Sacre du Printemps", ne peut supporter le moindre faux pas, à entendre comme la moindre concession à l'ordre commun. Seul un acteur d'exception, capable d'incorporer les déliés d'un texte trempé dans le vif d'un sujet oscillant entre génie et folie pouvait prétendre au rôle. Il est vrai que l'acteur fétiche de Léos Carax au cinéma, se glissant dans la peau d'un troll aux ongles crochus et à l'habit vert barbouillé de brun, ou encore au théâtre, prêtant vie (la sienne) aux personnages "en souffrance" de Beckett ou à un Céline glorieux autant qu'odieux, n'en est pas à son coup d'essai.

"Je pense souvent à Antonin Artaud avec son idée obsessionnelle de remettre le corps humain sur la table de dissection, de le malmener, de le bouleverser en quelque sorte. Il s'agit bien là de cette combustion de l'être", écrit Denis Lavant dans "Échappées belles", son livre autoportrait. Et c'est bien mû par cette exigence chevillée au corps, qu'il apparaît devant nous sur la scène de La Reine Blanche. Tel qu'en lui-même, une bête de scène prête à en découdre avec les démons de celui qu'il incarne.

© Lucie Weeger.
Étayé par la présence envoûtante jusque dans leurs désaccords du violoncelle de Gaspar Claus et du saxophone de Matthieu Prual, Denis Lavant, sur un plateau sculpté par les ombres et lumières l'éclairant de manière fantomatique, compose un personnage en proie à des pulsions incoercibles… Une rage de vivre hurlée à la mort. Hurlé son amour pour les siens, pour l'humanité entière, et pour Dieu auquel il se confond volontiers. Le poitrail nu laissant saillir le plus infime de ses muscles, le visage creusé de rides expressives tordant les sentiments pour en exalter la profondeur abyssale, le corps de l'acteur travaillé par les assauts d'un texte chaotique se fait partition d'une musique intérieure dont la portée, épousant les heurs et malheurs du génial danseur, est maîtrisée dans ses moindres détails.

Dans quatre cahiers d'écolier, rédigés en moins de six semaines dans l'effervescence de la "maladie de l'âme" qui subvertit sa raison mise à mal, Vaslav Nijinski en proie à une excitation maniaque consigne minutieusement - hors des accès de violence dont ses proches ont à souffrir - ce qui a vocation à devenir le livre des livres, celui qui ouvrira à l'humanité le chemin de sa rédemption. Visions hallucinatoires se mêlant aux éclats de la réalité vécue pour créer le récit de son "mariage avec Dieu", cette fusion incandescente avec le grand tout qui l'entoure et dans lequel il aspire à se fondre. N'est-il pas Dieu lui-même, être de pur amour ? Associations libres renvoyant à la liberté de ses chorégraphies "organiques", ses écrits résonnent comme les pas de danse de la vie contre la mort.

© Lucie Weeger.
L'amour jeté comme un cri déchirant sa nuit, celle d'un monde ressenti comme déserté par les sentiments et desséché par la raison. L'amour de Dieu imploré à cor et à cri contre la logique desséchante. Le sentiment exalté de Dieu, seul susceptible d'insuffler l'air nécessaire à l'existence. Tout n'est qu'appel mystique d'un être sentant le sol - le parquet de danse - se dérober sous ses pieds. De plus en plus exalté, les cahiers serrés contre son corps servant de pare-feu à la brûlure du chorégraphe qu'il incarne à s'y tromper, l'acteur traverse les assauts d'un esprit défaillant. Au paroxysme de ses illuminations, se saisissant d'un "haut-parleur", il interprète en russe - la langue du danseur - une chanson surréaliste où il est question d'un homme-dieu, lui.

L'image distordue du visage de l'acteur, projetée sur grand écran en fond de scène, ajoute à l'inquiétante étrangeté ressentie. En effet, si on est averti en se déplaçant dans un théâtre qu'il s'agit là d'une "représentation" et non d'une "présentation" d'un cas de folie à l'œuvre, on sent notre raison vaciller… jusqu'à se demander, tant tout "résonne" juste, tant "organiquement" tout se tient, si, face à nous, ce n'est pas Vaslav Nijinski réincarné en Denis Lavant…

"Les Cahiers de Nijinski"

© Lucie Weeger.
Texte : Vaslav Nijinski.
Adaptation : Christian Dumais Lvowski.
Porteur du projet : Matthieu Prual.
Direction artistique : Matthieu Prual, en relation étroite avec toute l'équipe.
Voix et corps : Denis Lavant.
Violoncelle et électronique : Gaspar Claus.
Saxophone, clarinette basse et électronique : Matthieu Prual.
Création vidéo : Thomas Rabillon.
Création lumière : Loïc Seveur.
Regard chorégraphique : Jérémie Bélingard, danseur étoile de l’Opéra de Paris.
Ingénieur du son : Matthieu Fisson
Coach en langue russe : Kassian Berendt.
Durée : 1 h 15.

L'avant-première de ce spectacle a au lieu le 17 décembre 2020 au Mac Orlan, dans le cadre de la saison des Plages Magnétiques à Brest.
Vu le samedi 29 janvier à 21 h, à Théâtre La Reine Blanche, Paris 18e, où le spectacle a été
représenté les 29 et 30 janvier 2022.

Yves Kafka
Mercredi 16 Février 2022
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