Théâtre

"Les Accueillants" Un incroyable voyage de migrants à travers les rouages d'une machine à exclure

Comment faire théâtre de réalités humaines vécues dans l'extrême douleur ? Coopérant avec l'antenne de La Cimade ayant ouvert grand ses portes aux élèves de la quatrième promotion de l'éstba* de Bordeaux, le metteur en scène Franck Manzoni a relevé le défi. Créant un objet artistique ne rabattant rien de la vérité du terrain - tout en s'écartant d'un théâtre documentaire ou spectaculaire -, il entraîne le spectateur dans une "proximité distanciée" propre à réfléchir les trajectoires improbables de migrants et de leurs accueillants liés par les mêmes enjeux.



© Pierre Planchenault.
Nœud gordien difficile à trancher, celui de trouver la bonne distance pour ne pas gommer l'émotion suscitée par les trajectoires des migrants "à la dérive" sans pour autant sombrer dans le trouble émotionnel qui court-circuiterait tout recours à la réflexion génératrice d'engagements actifs. Immergé dans un dispositif faisant écho à un théâtre d'intervention mixé de vidéos tournées dans les locaux de La Cimade de Bordeaux (fausse vraie visite guidée), le spectateur n'en est plus tout à fait un : il devient partie prenante de l'action.

Tout a commencé comme ça… Et le théâtre, lieu de l'illusion et de vrais comédiens, va s'en faire l'écho vibrant en reconstituant in vivo la réunion houleuse du 5 octobre 2016 dans la ville résidentielle de Talence, aux portes de Bordeaux… Ce jour-là, le maire avait convié ses administrés à venir s'informer du projet déjà acté d'accueillir "moins de cinquante personnes, uniquement des demandeurs d'asile, sans enfant, en situation de détresse humanitaire suite à l'exil forcé de leur pays d'origine". Le château des Arts, ex-propriété de la famille de François Mauriac devenue propriété de l'État, allait servir de lieu pour ce Centre d'Accueil et d'Orientation (CAO), le temps d'instruire les dossiers de demande d'asile des accueillis.

© Pierre Planchenault.
À l'instar de l'hystérie régnant dans la réunion présidée par le préfet de la Gironde, flanqué du maire et de la représentante d'une association "expérimentée", les comédiens confondus dans les travées avec les spectateurs se manifestent pour apostropher les trois officiels ayant pris place au pied du plateau. Nombre de militants d'extrême droite hors ville s'étaient donné le mot pour faire entendre des propos hors raison, les acteurs s'en feront les fidèles échos.

De ces échanges tendus à l'extrême ressort autant la parole lissée des représentants de l'État, oscillant entre humanité et fermeté de bon aloi à l'adresse de la population et de leur électorat local, que celle d'opposants au projet ne faisant pas eux dans la dentelle. Ainsi, à un appel au devoir de solidarité d'une députée écologiste répond une salve de huées avant que l'élue du Front National et ses sympathisants déclinent leurs craintes fantasmées et rejets catégoriques sur un ton sans appel.

Deux voix tenteront bien d'apporter une autre vision des migrants : celle de l'héritier d'un grand-père espagnol ayant naguère fui le franquisme, celle d'un bénévole du centre de rétention de Bordeaux qui répétera très calmement en boucle : "Faut pas se crisper… Rassurez-vous…". Mais que peuvent l'expérience de terrain et la raison face au déchaînement de peurs instrumentalisées ?

© Pierre Planchenault.
Le cadre étant posé par cette vive entrée en matière - que l'on pourrait supposer un brin caricaturale si les déclarations n'étaient extraites des procès-verbaux de l'historique réunion -, l'action va se déplacer au plateau. Là, un double dispositif (vidéos en direct ou enregistrées et jeu des comédiens) va donner à voir et à entendre les entretiens des migrants avec les accueillants de La Cimade, des femmes et hommes impliqués - jusqu'à se mettre eux-mêmes en danger - auprès des déracinés dans leur recherche de papiers et autres nécessaires de survie. Ce face à face, devient très vite le nôtre…

Autant les parcours de ces vies en déshérence apparaissent profondément déprimants, autant la mise en jeu créative apporte un souffle vivifiant où l'énergie déployée empêche de s'abîmer dans la compassion stérile pour déboucher sur la révolte active. Ainsi des nombreux tableaux où l'on voit les migrants brasser hagards des tonnes de feuillets à la recherche de celui perdu qui leur donnerait l'accès au Graal du droit d'asile, deviennent jubilatoires malgré leur enjeu tragique, tant l'absurde de l'Administration toute puissante… vole bas.

"Un arrêt sur images" de nature à faire migrer les consciences assoupies en libérant la dopamine d'une révolte à acter. Silence, moteur, action. C'est aussi ça le théâtre, joindre le plaisir d'une représentation artistique à son contenu sans concessions.

* éstba : école supérieure de théâtre de Bordeaux Aquitaine.

"Les Accueillants"

© Pierre Planchenault.
Mise en scène : Franck Manzoni.
Assistante à la mise en scène : Noémie Alzieu.
Avec : Jérémy Barbier d'Hiver, Louis Benmokhtar, Étienne Bories, Clémence Boucon, Lucas Chemel, Zoé Briau, Garance Degos, Camille Falbriard, Félix Lefebvre, Léo Namur, Prune Ventura.
Jeu face caméra et réalisation vidéo : Christophe Reichert.
Assistant à la réalisation : Baptiste Chabot.
Lumière : Clarisse Bernez-Cambot Labarta.
Son : Edith Baert.
Régie générale : Bernard Schoenzetter.
Régie plateau : Margot Vincent.
Régie vidéo : Cyril Babin.
Cadrage : Julian Libercé-Deville, Hugo Matuz, Tétiamana Herveguen, Elie Moiseaux.
Trucage : Samuel Milbeo.
Durée : 2 h 15.

A été créé du 3 au 7 décembre 2019 au TnBA, Bordeaux.
Production TnBA., École supérieure de théâtre Bordeaux Aquitaine (éstba).
Remerciements au Groupe local Cimade de Bordeaux, ses accueillants et accueillis. Les comédiens rendent compte dans ce spectacle de trois années passées auprès des bénévoles de La Cimade.

Yves Kafka
Mercredi 11 Décembre 2019
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