Théâtre

"Le plus beau lendemain ne nous rend pas la veille"

"De beaux lendemains", récit poignant de l’auteur américain Russell Banks porté à la scène si particulière des Bouffes du Nord. L’œuvre avait déjà été adaptée au cinéma par Atom Egoyan. On se souvient peut-être de son énorme succès à Cannes en 1997. Emmanuel Meirieu reprend (pour la deuxième saison consécutive) cette adaptation, mais la distribution est en grande partie changée. On s’accroche aux lèvres des comédiens qui distillent leurs larmes dans l’âme des spectateurs… touchés !



Catherine Hiegel dans "De beaux lendemains" © Pascal
Peut-on véritablement mesurer la difficulté de jouer un texte, comme ça, devant un micro, face spectateur, dans un espace totalement nu ? Plus le jeu et la scénographie misent sur la simplicité plus la difficulté est monstre et plus encore les comédiens doivent être monstrueux… de talent. L’espace qu’offre Les Bouffes du Nord est certainement pour beaucoup dans la réussite de ce spectacle, comme si ses murs hauts et désolés habillaient et remplissaient déjà la solitude des personnages. Ce lieu est une de nos belles cathédrales du théâtre dont on respire aujourd’hui toute la nostalgie de son passé flamboyant. Il fallait d’abord lui rendre hommage…

La scénographie et la mise en lumière de Seymour Laval épousent de manière troublante la charge émotionnelle de chaque témoignage. Le large et profond plateau donne une impression de silence, d’exil et de cloître. Peut-être est-ce dû à ce sol neigeux sur lequel s’inscrit en filigrane quelques traces irrégulières d’un lac gelé ? Le brouillard – il semble froid et humide – plane au dessus de nos têtes et nous enserre très fort. L’effet est troublant. À tel point que les spectateurs en oublient la température estivale et se mettent à enfiler leur veste pendant le spectacle...

Un hors lieu où le temps s’est arrêté au milieu d’un désert de glace et où les larmes se sont pétrifiées dans leur course folle. Quatre personnages viennent, seuls, chacun leur tour, témoigner de l’accident d’un car scolaire qui s’est versé dans un lac gelé. Aucun rescapé, sauf la conductrice, Dolores Driscoll (Catherine Hiegel) et une élève, Nicole Brunell (Judith Chemla), qui s’en est tirée de justesse ; elle est à présent en fauteuil roulant. Les deux autres témoins ne se trouvaient pas dans l’autocar. L’un a vu, ce qui est peut-être pire, ses enfants mourir sous ses yeux : comme tous les matins, Billy Ansel (Carlo Brandt), suivait le bus qui devait conduire ses deux petits à l’école. L’autre, Mitchell Stephens (Rejep Mitrovitsa), est un avocat dont la spécialité est de voler au secours de gens meurtris par le deuil. Peut-être une façon de se racheter de ce qu’il n’a pas su faire avec sa fille toxico et condamnée à mourir.

Carlo Brandt dans "De beaux lendemains" © Pascal
Autrement dit, (il faut s’y attendre) aller voir ce spectacle, c’est se prendre une bonne gifle d’émotion. Mais on ne tombe pas pour autant dans le mélo larmoyant et redondant. Ni "poids des mots", ni "choc des photos", ni récit spectaculaire… aucun pathos affiché de manière facile et ostentatoire ne vient entacher la mise en scène. Juste des mots simples et la voix grave d’un pianiste (Stéphane Balmino) qui égrène discrètement ses notes dans le fond d’une scène, dissimulé par un rideau de brouillard. L’effet est poignant, il s’inscrit en profondeur dans la mémoire du spectateur. Et si les larmes montent et si la poitrine se gonfle, la "faute" en est résolument à ce quintet époustouflant.

Catherine Hiégel, d’abord, qui ouvre et ferme cette série de témoignages. Nous n’avions pas eu l’occasion de voir Nicole Garcia dans ce même rôle l’année dernière. Nous pourrions presque dire : peu importe ! Tant le tour réaliste qu’elle a su donner au personnage (humanité et simplicité de mise) est troublant. Sa voix large et profonde de comédienne du Français s’estompe pour laisser place à la conductrice Dolores Driscoll : elle qui a passé des décennies à conduire son bus nommé "godasse" n’aurait changé de métier pour rien au monde. Quelques notes, quelques mots suffisent à nous entraîner dans son sillage… Le reste n’est que l’admiration d’un critique qui salue bien bas cette grande comédienne.

Judith Chemla dans "De beaux lendemains" © Pascal
Évidemment, Carlo Brandt n’est pas en reste pour jouer ce père, à la parole saoule de douleur et de désespoir. Le rythme nerveux et décousu qu’il donne à son récit plonge un peu plus le spectateur dans l’effroi. L’enfer est bien pour ceux qui restent et qui sont obligés de survivre à cette tragédie. À l’inverse, on s’attend à ce que l’avocat (une entrée en scène à contre jour), soit (précisément !) à contre courant des autres récits : le sien moins douloureux parce que moins concerné. Au contraire, son témoignage est peut-être encore plus chargé que les autres. Il se transforme en confidence et nous empoigne à revers. Le personnage qu’incarne Rejep Mitrovitsa porte sa douleur comme un fardeau et trouve un peu de consolation à faire payer la société.

Une frayeur, cependant, à l’arrivée de Judith Chemla en chaise roulante. Elle seule est restée dans la distribution d’origine. On se demande pourquoi cette recherche constante de réalisme. Et puis voilà, voilà qu’elle se met à parler. Elle raconte du bout des lèvres… Avec son air de fille un peu maigre et fragile (un peu façon Charlotte Gainsbourg jeune), elle est arrivée à concentrer tout son jeu dans sa seule voix, un chant de douleur a capella, un bel opéra, superbe et déchirant.

Le théâtre est devenu une cathédrale, une sorte de confessionnal même, un chorus bouleversant et pudique où chaque personnage vient se mesurer au regard du public… comme certains se mesurent au regard de Dieu. Mais le grand paradoxe, ici, c’est que Dieu n’existe pas. Peut-on alors encore parler de tragédie ? Oui. Celle de l’homme moderne en tout cas, dont la parole s'évide et résonne dans une cathédrale vide, vide de sens. Meirieu, quant à lui, en restitue l'essence... dramatique.

"De beaux lendemains"

Texte : Rusell Banks.
Traduction : Christine Lebœuf.
Mise en scène, production et adaptation du roman : Emmanuel Meirieu.
Assistant à la mise en scène : Loïc Varraut.
Avec : Carlo Brandt, Judith Chemla, Catherine Hiegel, Redjep Mitrovitsa.
Au piano : Stéphane Balmino.
Musique : Raphael Chambouvet.
Décor et lumière : Seymour Laval.
Son : François Vatin.
Conseiller artistique : Géraldine Mercier.
Avec la participation de : Thibaut Bonnot-Roux.

Du 7 au 26 juin 2011.
Théâtre des Bouffes du Nord.
Réservations : 01 46 07 34 50.
www.bouffesdunord.com

Sheila Louinet
Mardi 21 Juin 2011
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