Théâtre

"Le Rouge et le Noir" Vivisection des "passions tristes", chronique en-jouée d'une comédie humaine atemporelle

Et dire que l'on avait rangé ce monument stendhalien au rang des œuvres maitresses canonisées… Comme si tout avait été révélé au travers des exégèses savantes sur l'histoire édifiante de ce fils de scieur de planches, mal né dans une famille de rustres, et devenu – grâce à une ambition dévorante – un apprenti criminel dans la société louis-philipparde érigeant l'ordre libéral en valeur suprême. Certes, le roman, sous-titré "Chronique du XIXe siècle", fit scandale lors de sa parution en 1830, mais la morale était sauve : la brebis galeuse aurait la tête tranchée… Catherine Marnas, adepte des créations contemporaines, s'empare avec envie de ce monument de la littérature pour en faire œuvre vivante, nous redonnant à voir et à entendre "Le Rouge et Le Noir" comme si nous le découvrions in situ.



© Frederic Desmesure.
L'exploit – et c'en est un – est d'avoir réussi, en respectant au mot près le texte original judicieusement écourté, à créer un tourbillon ascensionnel propre à nous transporter vers des horizons d'attente actuels. Tout se passe comme si, par une faille temporelle, les personnages de papier nés sous la plume de Stendhal faisaient effraction dans notre contemporanéité afin de questionner ce que, en 2023, vivre veut dire dans un mode gangréné par la finance et autres intérêts de pouvoirs prenant le pas sur l'humain. Pour réaliser l'illusion théâtrale seule apte à percuter le réel, la metteuse en scène n'est pas seule au plateau… Fidèle à ce qui fonde son engagement artistique, elle s'entoure d'"interprètes" triés sur le volet et faisant corps avec sa vision. Que ce soit celle des cinq acteurs ou celle des autres créateurs (lumières, sons, scénographie, etc.), tous remarquables, la complicité fait troupe.

En guise de prologue, comme une mise en abyme des intentions de la metteuse en scène, les comédiens en bord de plateau se font les porte-paroles des gazettes de l'époque relatant la réception mouvementée du roman… "Senteur cadavéreuse d'une société qui s'éteint", Balzac. "Un de vos crimes, c'est d'avoir exposé à nu et au grand jour certaines plaies du cœur humain trop salopes pour être vues", Mérimée. Parfums passés de scandale louis-philippard auquel va répondre ce soir un autre scandale : celui d'une représentation de la société contemporaine mise à nue à la faveur d'une "mise en scène" de personnages de roman.

© Frederic Desmesure.
Tout commence… par la fin – "Le Jugement. Besançon, 1830" – mettant en jeu la prise de paroles de Julien Sorel, avancé sur une passerelle enjambant les spectateurs pour s'adresser à nous, jurés. Nous faisant face, lui qui sait pertinemment que la guillotine l'attend, tient un discours aux accents engagés, dénonçant une justice de classe rendue par "des bourgeois indignés" voulant, à travers lui, punir ceux qui "nés dans une classe inférieure et opprimés par la pauvreté ont l'audace de se mêler à ce que l'orgueil des gens riches appelle la société".

Ainsi, le parti pris délibéré de débuter la représentation par son dénouement n'a rien de fortuit… En effet, ce qui a précédé la chute (ici la décapitation annoncée) se lira à l'aune de ce personnage éminemment "politique". Comme l'incipit emprunté à l'écrivain sociologue Edouard Louis, se détachant en fond de scène, nous y avait d'ailleurs d'emblée invités.

"Quatre ans plus tôt, Verrières, 1826". Dès lors vont se succéder, à un rythme jamais démenti, les épisodes de l'irrésistible ascension pour un échafaud du héros malgré lui. Né en terrain hostile, battu par son père et ses frères, mais pourvu d'une sensibilité littéraire, il apprendra le latin, choisira sans foi l'église pour échapper à son destin prolétaire.

© Frederic Desmesure.
De son placement comme précepteur des enfants du maire de Verrières – Monsieur de Rênal, un bourgeois sans qualité, mais non sans argent – dont il séduira, et vice versa, l'épouse fidèle, à son poste de secrétaire du Marquis de la Môle – un aristocrate noble de cœur – dont il séduira, comme s'il s'agissait d'un challenge de classe, la fille gâtée par sa naissance, la belle et orgueilleuse et fantasque Mlle Mathilde de La Môle, avant d'en tomber "follement" amoureux et réciproquement, tout l'itinéraire de cet enfant du peuple nous est conté… comme si c'était la première fois que nous le découvrions.

En effet, le choix fort pertinent de diffracter l'action en trois modes de statut narratif a pour incidence de nous immerger au cœur du réacteur dramatique, comme si un miroir à trois faces "réfléchissait" continûment les enjeux afin de nous les faire percevoir en trois dimensions… D'abord la vision incarnée par l'acteur de chair et d'os évoluant devant nous, ensuite celle de son personnage commentant en direct les pensées qui le traversent, enfin celle de l'auteur omniscient jugeant les situations en trouvant chez ses avatars ses porte-voix. L'effet est saisissant de vérité et crée une dynamique à laquelle, le voudrait-on, on ne peut échapper.

Ainsi de Julien Sorel que l'on découvre, juché en haut d'une estrade, lisant "Le Mémorial de Sainte-Hélène", alimentant ses rêves de grandeur dans un monde perclus de médiocrités, et commentant lui-même à la troisième personne le coup brutal que vient de lui porter son géniteur analphabète incarné au plateau : "Il regarda tristement le ruisseau où était tombé son livre ; c'était celui de tous qu'il affectionnait le plus." Voix polyphoniques du personnage et de l'auteur confondues dans le même acteur.

© Frederic Desmesure.
Délaissant le rêve napoléonien pour la carrière ecclésiastique, au vu de la richesse de l'église bâtie à Verrières, il apprend par cœur en latin "Le Nouveau Testament", voyant là la meilleure voie (celle de Dieu) pour faire fortune. Personnage intéressé ? Julien Sorel l'est assurément, mais comment pourrait-on reprocher à un fils du peuple de vouloir échapper à la misère d'une existence de labeurs alors que des bourgeois oisifs – comme le maire – s'enrichissent grâce au travail d'autres qu'eux ? Cette question, si elle n'est pas directement formulée (le texte original, rien que le texte), est puissamment incarnée pour "prendre corps" dans l'espace du jeu.

Quant à sa relation aux femmes que l'on peut juger, elle aussi, intéressée – le moyen de se prouver que, bien que d'origine roturière, il peut séduire une femme de bourgeois, la toujours belle Mme de Rênal, et une fille de noble – elle n'est pas exempte de sincérité amoureuse, jusques et y compris pour l'impossible Mlle Mathilde de la Môle qui voit en lui la possibilité de rompre avec son milieu en s'acoquinant avec un jeune homme du peuple. Ce qui constitue la modernité de ces figures féminines, c'est qu'elles aussi trouvent dans cette relation "coupable" un enjeu d'émancipation, elles aussi sont traversées par les errements de la furie amoureuse dont parlera si bien Roland Barthes dans ses "Fragments". L'ennui d'une vie matrimoniale, qu'elle soit bourgeoise ou aristocrate, vole en éclats… ce que ne manque pas de souligner un commentaire de l'auteur pris en charge par l'un des personnages.

© Frederic Desmesure.
La modernité de cette transposition d'un roman classique au plateau se retrouve encore dans la manière de concevoir les personnages aux antipodes de tout réalisme, frôlant même parfois le grand-guignolesque quand il s'agit d'évanouissements théâtraux, de cavalcades sur place, de coups d'épée de pacotille et autres verres brandis avec ostentation en bord de plateau. De même, l'utilisation de vidéos projetant en gros plan les ébats et gesticulations des un(e)s et des autres crée un vertige propre à nous entrainer dans une histoire endiablée… où les effets délétères du religieux sont questionnés.

"Dieu… mais quel Dieu ? Non celui de la Bible, petit despote cruel et plein de la soif de se venger… mais le Dieu de Voltaire, juste, bon, infini… Mais comment croire à ce grand nom : Dieu, après l'abus effroyable qu'en font nos prêtres ?". Comment ne pas entendre dans ces derniers mots prononcés par Julien Sorel, personnage de papier créé par Stendhal en 1830, incarné ici et maintenant sur une scène de théâtre, une dénonciation radicale des fondamentalismes religieux, ces fous de dieux sacrifiant, qui le peuple israélien, qui le peuple palestinien, au nom de leurs obscures croyances instrumentalisées ?

© Pierre Planchenault.
Ainsi peut-on tout "naturellement" conclure que, tant dans sa forme résolument inventive, que dans son fond en prise directe avec nos questionnements, cette "création" de Catherine Marnas et de sa troupe transcende joyeusement "Le Rouge et le Noir" pour en faire œuvre contemporaine exhalant, pour mieux la brocarder, "la senteur cadavéreuse d'une société qui s'éteint".

Vu le mardi 7 novembre, lors de la première, au TnBA à Bordeaux.

"Le Rouge et le Noir"

© Frederic Desmesure.
Texte : Stendhal
Adaptation : Catherine Marnas.
Mise en scène : Catherine Marnas.
Assistante à la mise en scène : Odille Lauria.
Dramaturgie, Procuste Oblomov
Avec : Simon Delgrange, Laureline Le Bris-Cep, Tonin Palazzotto, Jules Sagot, Bénédicte Simon.
Scénographie : Carlos Calvo.
Création sonore : Madame Miniature.
Lumière : Michel Theuil.
Vidéo : Ludovic Rivalan.
Costumes : Catherine Marnas assistée de Kam Derbali.
Régie générale : Emmanuel Bassibé.
Régie son : Samuel Gutman.
Régie lumière : Benoit Ceresa, Damien Pouillart.
Régie vidéo : Cyril Babin.
Création/production TnBA.
Production Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine.
Durée : 2 h 10.

Du 7 au 17 novembre 2023.
Du mardi au vendredi à 20 h, lundi 13 à 20 h, jeudi 16 à 14 h 30 (séance supplémentaire).
TnBA, Salle Vauthier, Bordeaux, 05 56 33 36 80.
>> tnba.org

Tournée (en cours de construction)
Du 29 novembre au 1er décembre 2023 : Comédie de Béthune, Béthune (62).
Du 10 au 12 janvier 2024 : Le Quai - CDN Angers Pays de la Loire, Angers (49).
Du 10 au 12 avril 2024 : Théâtre Olympia - CDN, Tours (37).

Yves Kafka
Mercredi 15 Novembre 2023
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