Théâtre

"Le Pas Grand Chose" Réapprentissage du monde commun par un fureteur de l'impossible

Sortant de la pénombre, coiffure en queue de rat, visage impavide, petit costume gris de clerc et orteils des pieds peints sur les chaussures, l'homme tire une charrette à bras bricolée en forme de landau ancien. Johann Le Guillerm, circassien de profession, est dans "Le pas grand chose, le génie d'une pensée réfractaire" à sa table de travail ambulante. Le bricolage est étudié. Le spectateur est face à un laboratoire portatif équipé d'un dispositif qui projette sur un écran la forme vue sur l'établi.



© Elizabeth Carecchio.
L'homme conduit des expériences tâtonnantes et simplettes, observe des objets simples d'apparence, des presque-rien, de ces "pas grand-chose", ces utilités concrètes ou abstraites négligées qui composent pourtant notre ordinaire… En tire des conclusions ébouriffantes pour le bon sens. Délirantes.

Le tracé des chiffres, ces formes rondes ou carrées, le un, le sept, le zéro, des traits, des spirales, des ombres qui se déforment, une banane qui se balance, des coquillettes qui dansent, une tige de céréale qui avance, sont regardés avec l'intensité de l'enfance partant en découverte. Cette enfance qui joue, cherche à réfléchir, à comprendre les objets. Et les déformations, selon différents angles de vue ou projections, prennent sens, Et les regroupe par tous les tris possibles ou improbables. Des ordres apparaissent. Troublants. Comme des gouttes d'eau tombant dans dans l'océan de la connaissance et des certitudes ; et venant en troubler la surface…

La voix est ferme, posée, presque monocorde. Elle est celle de celui qui sait et explique. Les gestes sont effectués avec la maîtrise, la virtuosité et la régularité d'un croupier de casino.

© Elizabeth Carecchio.
L'homme dessine, déplace des pions, éclaire, manipule, présente et commente… toutes les variantes des formes qui apparaissent comme des puzzles à résoudre, autant d'énigmes qui recèlent au hasard de leurs rapprochements d'étranges harmonies. Comme une quadrature du cercle, une loi d'anamorphose universelle, un nombre d'or, une martingale du monde.

Il flotte bien évidemment dans le public comme le sentiment d'un tour de passe-passe de prestidigitateur, comme un soupçon d'idiotie ou de sophisme. Mais la rigueur et la logique des démonstrations de l'acteur suspendent tout jugement et le spectateur de théâtre entre dans la ronde, a le vertige. Il n'y a pas de truc ! Bien obligé de constater que la représentation de l'objet ne rend pas compte de sa totalité. Qu'il ya des espaces non représentés. Qu'une tierce dimension est à découvrir par les déformations successives. Ce que d'aucuns appellent le réel.

Johann le Guillerm n'est pas commun. Il est un chercheur passionné, obstiné. De ceux qui sont attentifs aux forces invisibles de la Nature. Il est mine de rien de grande pointure. Par sa présence et la méthode qu'il déploie, il percute la réalité. Fait accepter une évidence contre intuitive. Il fait de ces riens, ces pas grand-choses au centre de ses préoccupations, l'épicentre d'un tremblement de terre de la conscience, une source d'émerveillement et d'humour. Et de Connaissance.

© Elizabeth Carecchio.
Car, avec cette méthode théâtrale empruntant à la Science, une approche comparatiste à la fois logique et insensée, le spectateur découvre au détour d'un hasard (mais est-ce un hasard ?) que ces expériences loufoques, toutes d'observation empirique, rejoignent celles des philologues, des physiciens, des géomètres, des cartographes, des architectes, des statisticiens et autres webmestres. Attentif, le spectateur a le bonheur de surprendre l'apparition fugace d'une rose de cathédrale ou d'un dendrogramme inquiétant. Il ressent l'existence d'un monde au cœur de l'homme et qui vibre avec lui alentour (1). La loi des nombres. Le chant des cygnes d'Apollon, le délire des muses (2).

Avec ce spectacle, Johann Le Guillerm renouvelle l'apprentissage du monde commun. Avec ces presque rien, ces pas grand-choses il fait exploser l'espace mental à le laisser pantois. Révèle que toutes les civilisations, ont des symboliques en commun aussi nécessaires que l'air et l'eau.

Johann Le Guillerm est un fureteur de l'impossible, un cueilleur de clinamen. Ce rien à mi-chemin du néant et du tout. Ce pas grand-chose, ce clin invisible qui relie au monde, cette infime inclinaison qui est déjà une inclination, une vibration, une décision de mouvement dans l'immobilité, une puissance dans le statique, un déséquilibre dans l'équilibre, une inversion des pesanteurs ; et qui, du monde de tous les possibles, fait une décision de concrétisation, l'apparition de l'intelligence au cœur de l'idiotie, l'irruption de l'imaginaire. Dans son évidence. Une goutte d'eau.

Johann Le Guillerm est un artiste qui trace son chemin sans se préoccuper des catégories artistiques. Une présentation des machines qu'il construit accompagne ce spectacle.

(1) À ce moment de la critique, le mot environnement vient à l'esprit. Il désigne une manière de virer, de tournoyer avec nous. Le danger, ce serait de nous croire dans l’œil du cyclone et de se croire à l'abri… Johann le Guillerm qui en tant que circassien connaît bien la concentration de l'équilibre et du déséquilibre nous suggère avec simplicité d'observer et de comprendre.
(2) Platon.

"Le Pas Grand Chose"

© Elizabeth Carecchio.
Conception, mise en scène et interprétation : Johann Le Guillerm.
Régie lumière : Flora Hecquet.
Régie Vidéo : David Dubost.
Création lumière : Anne Dutoya.
Création sonore : Alexandre Piques.
Vidéo graphiste : Christophe Rannou.
Costume : Anaïs Abel.
Fabrication et construction : Silvain Ohl, Alexandra Boucan.

Du 6 au 28 novembre 2019.
6 novembre 2019 à 20 h, 7 et 9 novembre 2019 à 19 h, 13 novembre 2019 à 20 h, 14 et 16 novembre 2019 à 19 h, 20 novembre à 20 h, 21 et 23 novembre à 19 h, 27 novembre à 20 h, 28 novembre à 19 h.
Maison des Métallos, Paris 11e, 01 48 05 88 27.
>> maisondesmetallos.paris

Jean Grapin
Mercredi 20 Novembre 2019
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