Théâtre

"Le Pain dur" Dans les éblouissantes ténèbres des passions violentes

Une tension perceptible dès les premières secondes envahit la scène. Une jeune femme enfoncée dans une redingote rouge feu, dont le col remonte jusqu'à son menton, braque une arme sur une autre jeune femme en train d'allumer les bougies d'un grand chandelier. Feu, contre-feu. Mais cette tension n'est pas vraiment causée par cette arme, cette menace, ce danger. Cette intensité naît ailleurs.



© Christophe Raynaud de Lage.
Elle surgit du corps des deux comédiennes. Elle grossit tout au long de l'affrontement. Elle change de forme au fur et à mesure des dialogues. Elle se creuse, s'aplatit comme une vague reflue avant de se gonfler et menace de déferler à nouveau, emportant tout, par la violence, le désir, la menace. Ainsi, les deux comédiennes parviennent à donner chair aux mots de Claudel.

Dans cette pièce, l'auteur extrait du monde qu'il observe cinq personnages qu'il semble vouloir disséquer, analyser au plus profond non pas de leur être, mais de leurs manques, de leurs défaites, leurs détresses. Homme de foi torturé, Claudel crée des êtres emprisonnés dans l'existence, car ils ne croient plus ou n'ont jamais cru dans autre chose que la réalité de la vie terrestre. Ils n'ont pas la foi. Ils n'ont que la survie dans l'existence. Le bien et le mal ne se situent pas pour eux au niveau moral, il est concret. Il faut trouver sa place dans ce monde, survivre, et pour cela inventer un nouveau "Dieu" capable de tout : l'argent. Les rapports entre tous les personnages de la pièce comportent une dette, un gage, une échéance.

© Christophe Raynaud de Lage.
C'est pourtant une famille. Un père, ancien révolutionnaire devenu bourgeois, un fils, ancien militaire devenu colon dans une Algérie annexée, une future belle-fille, ancienne infirmière de guerre devenue révoltée pour son pays d'origine, la Pologne, et une possible belle-mère, ancienne pianiste juive devenue la maîtresse de la maison et du père ; et puis le père de cette dernière, vieux juif stéréotypé qui n'apparaît qu'à la fin pour sceller un dernier pacte sous l'auspice du dieu argent par un mariage de raison.

Chaque personnage n'est pourtant pas qu'un être de calcul, bien au contraire. Chacun d'eux est porteur d'un rêve, plus important que tout, plus important que la vie. Ce sont ces rêves qui nous les rendent sensibles. Chacun à leur manière est empêché par un des autres. Chacun à sa manière est aussi porté par un des autres. Hormis ces dettes d'argent qui fondent la trame de la pièce, ce sont ces rêves mis en danger par la situation actuelle qui vont provoquer le drame ou le miracle.

L'amour n'existe pas. Sinon dans un souvenir. Mais les désirs, tous les désirs, ceux-là sont tout-puissants. Les deux jeunes femmes sont objets de ces désirs de possession, de destruction ou de pureté. Mais elles sont aussi, sous la plume de Claudel, de grandes tireuses des ficelles qui les relient aux hommes. Quelque chose d'un peu chrétien dans les mauvais sens du terme qui les fait porteuses du sacrifice, du sacerdoce, mais pas seulement. Ces deux personnages sont aussi, l'une porteuse d'un idéal politique, retourner forger la révolte en Pologne, l'autre d'une volonté de trouver sa place dans une société fermée aux Juifs.

© Christophe Raynaud de Lage.
"N'est-ce pas qu'il est bon d'être sans aucune perspective ?
Ah, si la vie était longue,
cela vaudrait la peine d'être heureux. Mais elle est courte et il y a moyen de la rendre plus courte encore."
Extrait Acte III scène 2.

Dans sa mise en scène, Salomé Broussky n'a négligé aucun détail, aucun mot de ce texte puissant ni aucune intention contenue en sous-texte. Elle a réussi à donner une simplicité, presque une familiarité à cette riche écriture, poétique, une simplicité qui évite complètement le danger de la déclamation. Dans un décor suffisamment simple, fait d'éléments nécessaires à l'imaginaire, elle a privilégié le jeu de ses comédiennes et de ses comédiens dans une tension émotionnelle bien maîtrisée par la distance du cynisme que Claudel instille sans cesse. Quasiment chaque scène de cette pièce est une confrontation entre deux personnages. Brûlante. Des scènes qui mêlent les corps dans des prises passionnelles extrêmement puissantes.

Je suis obligé de remercier en particulier Marilou Aussilloux pour son interprétation qui jongle avec la dureté, la passion, la jeunesse et laisse le sensible se dégager de son personnage comme l'appel d'air d'un noyé qui revient à la surface, avec une émotion toujours très tendue, bien contenue et Sarah Jane Sauvegrain, d'une incroyable fluidité, comme ces flammes qu'elle allume au début du spectacle, distante, elle aussi, mais tellement présente et vraie que l'on ne sait ce qu'elle va être la seconde d'après.

"Le Pain dur"

© Christophe Raynaud de Lage.
Texte : Paul Claudel.
Mise en scène, décor et costumes : Salomé Broussky.
Avec : Marilou Aussilloux, Daniel Martin, Sarah Jane Sauvegrain, Fabian Wolfrom, Étienne Galharague.
Lumière : Rémi Prin.
Conception et construction crucifix : Thierry Grand.
Production La Grande Ourse
À partir de 15 ans.
Durée : 1 h 40.

Du 2 au 26 février 2022.
Du mercredi au samedi à 21 h.
Théâtre Les Déchargeurs - nouvelle scène théâtrale et musicale, Salle Vicky Messica, Paris 1er, 01 42 36 00 02.
>> lesdechargeurs.fr

Bruno Fougniès
Mardi 15 Février 2022
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