Théâtre

"Le Jardin des Délices" La (ré)création du Monde selon Philippe Quesne…

S'il est un metteur en scène qui ne peut laisser indifférent, tant sa fantasy animalière à l'image de "La Mélancolie des dragons" et de "La nuit des taupes" prend allure de fable débridée, c'est bien l'artiste plasticien Philippe Quesne. Accueilli sur ce plateau pour "Swamp Club" (2014) et "Farm fatale" (2021), il refait son apparition au Carré… Présentant sa création écolo-visionnaire ayant eu les honneurs de la mythique Carrière de Boulbon lors du Festival d'Avignon, il signe là - avec délices - un nouveau volet d'une œuvre unique en son genre.



© Martin Argyroglo.
Jetant son dévolu sur le célèbre triptyque de Jérôme Bosch, pris comme tremplin à son imaginaire fécond, il explore sa propre création d'un monde en re-devenir, un monde re-composé selon ses fantasmes ludiques. Et le moins que l'on puisse dire, c'est que le monde selon Philippe Quesne, tout aussi énigmatique que celui du peintre flamand du XVe siècle, réserve d'éblouissantes surprises dont la première est la présence sur le plateau d'un imposant bus peuplé d'étranges créatures… humaines.

Adepte de l'éloge de la lenteur, dans un silence abyssal, la troupe d'improbables visiteurs débarque. Yeux grands ouverts, ils scrutent cet espace inconnu d'eux à la recherche du lieu promis… Là, sur un lit de graviers divinement préparé, ils déposeront un gigantesque œuf extrait de l'arche sur roues. Diable, que va-t-il en éclore ? Énigme quesnienne… S'ensuit une procession circulaire où, guitare, tambourin, flûte, et autres trompettes accompagneront joyeusement les pratiquants. Vénérant leur idole ovoïde, l'objet de leurs caresses se détachera sur une toile-paysage de sable et de nuages peints en fond de scène.

© Martin Argyroglo.
Ce clin d'œil initial à la création du monde de Jérôme Bosch, revisitée de manière superbement iconoclaste, augure de ce qui va advenir de l'univers recomposé à l'aune de l'imaginaire flamboyant du Vivarium Studio… Ainsi le maître des cérémonies (démocrate inconditionnel des décisions prises après accord de chacun), du bus sanctuaire où il a pris place, invite ses compagnons disciples à le rejoindre pour une mystérieuse célébration. Un toast porté "à qui nous savons et à ce qui nous reste à découvrir" prend l'aspect d'une joyeuse libation écologique à base de plantes où romarin et thym encensent l'atmosphère.

Le cercle de paroles constitué est dans l'instant remis en question par la figure de l'ovale… Figure de l'ovale qui, mise au vote, recueille l'assentiment unanime des participants ; ce qui a pour effet immédiat de métamorphoser le cercle initial en "ovale de la parole"… Dans ce glissement du cercle à l'ovale, transparaît le désir subliminal de s'extraire des conversations convenues qui, par définition, tournent en rond. La parole ainsi désaliénée, et le geste tout autant, invite les participants à laisser libre cours à leur fantasmagorie personnelle.

© Martin Argyroglo.
Des phrases inspirées fusent, surréalistes au possible : "Trop loin à l'Ouest, c'est l'Est ?", "Les cannibales ont-ils des cimetières ?". Les comportements, eux aussi, se délient : les galops effrénés d'un cheval fougueux s'emparent du corps de l'un, pendant qu'une traversée terrestre sur une ligne imaginaire tracée à ras le sol mobilise les efforts surhumains d'un autre, funambule, et qu'une pyramide humaine s'improvise tandis que des corps se figent sur place, le tout interprété en pure innocence… celle d'avant le péché originel.

Dans le droit fil de la déconstruction de l'esprit de sérieux propre à ouvrir les yeux sur un monde follement plus enviable, l'un des membres de la confrérie, après avoir eu la délicate attention de solliciter le groupe pour obtenir l'autorisation de chanter, demande avec bienveillance "si l'on pouvait couper les grillons"… Une séance d'hypnose se traduit par le miracle des cheveux repoussés, une créature (faussement) diabolique toute de rouge vêtue apparaît entre deux valves de moule géante, un marteau-piqueur défonce le sol, un couple édénique coiffé de couronnes d'épines se promène main dans la main… Autant d'allégories religieuses… détournées avec exquise malice.

© Martin Argyroglo.
À la lecture du "Cercle de l'Enfer", les événements s'emballeront. Grondements de tonnerre, éclairs et brumes épaisses envahissent l'espace. Le déluge venu du ciel s'abat sur les paisibles visiteurs, précipitant la question métaphysique trouant le présent de la représentation : "La Terre n'est-elle pas l'Enfer d'une autre planète ?". L'Enfer (troisième volet du triptyque), c'est les autres, mais pas que… Aux squelettes voguant dans les enluminures de Jérôme Bosch répond ici un homme-squelette, venu là pour parler des mollusques et de lui-même. D'un air inspiré, il se lance corps et âme dans une logorrhée aux accents jubilatoires dont la première phrase résonne christiquement : "Ceci est ma volonté, et mon corps est ma volonté. Je pense à mon transit. Un lavement, c'est un retour aux origines. Et le son qu'il produit, c'est celui du centre de la Terre à l'intérieur de moi". Ainsi soit-il de l'acte de purification.

L'œuf ausculté, minutieusement sondé, proposera, pour en finir avec le jugement des hommes, une destination céleste qu'une pierre jetée par le mollusque planétaire montrera du doigt… Miracle instantané ! Dans les cintres du théâtre un triangle étoilé brille effectivement de mille feux. Dans une excitation quasi hystérique et de bruits à l'unisson, le cercle d'élus égarés dans la salle du Carré des Jalles assiste à une naissance (asc)sensationnelle, divine si l'on en croit les témoins pressés ce soir-là dans les travées du théâtre.

"Le Jardin des Délices"… restera désormais associé à la création paradisiaque de Philippe Quesne qui, accompagné de ses fidèles complices, réitère l'exploit de réaliser sur un plateau de théâtre un univers plastique et ludique aux effets euphorisant. Nous faisant communier de plain-pied avec les étoiles, nous resterons touchés ad vitam æternam par la grâce humaine de cette réécriture "dé-lirante" du triptyque de Jérôme Bosch.

Vu le samedi 6 avril à la Scène Nationale du Carré de Saint-Médard-en-Jalles (33).

"Le Jardin des Délices"

© Martin Argyroglo.
Création Festival d'Avignon 2023.
Création librement inspirée du "Jardin des délices" de Jérôme Bosch.
Conception, mise en scène et scénographie : Philippe Quesne.
Assistant à la mise en scène : François-Xavier Rouyer.
Créé et interprété par : Jean-Charles Dumay, Léo Gobin, Sébastien Jacobs, Elina Löwensohn, Nuno Lucas, Isabelle Prim, Thierry Raynaud, Gaëtan Vourc'h.
Textes originaux : Laura Vazquez et des fragments de Shakespeare, Dante, Jan Van Ruysbroeck…
Musiques : Henri Purcell, José Mário Branco, Roy Orbison, Jérôme Bosch, Giacomo Meyerbeer, Areski Belkacem, Bernard Hermann…
Costumes et sculptures : Karine Marques Ferreira.
Collaboration scénographie : Élodie Dauguet.
Dramaturge : Éric Vautrin.
Collaboration technique : Marc Chevillon.
Son : Janyves Coïc.
Lumière : Jean-Baptiste Boutte.
Vidéo : Matthias Schnyder.
Accessoires : Mathieu Dorsaz.

© Martin Argyroglo.
Régie générale : François Boulet, Martine Staerk.
Régie plateau : Ewan Guichard, Fabio Gaggetta (en alternance).
Régie lumière : Cassandre Colliard.
Régie vidéo : Matthyas Schnyder, Victor Hunziker (en alternance).
Régie son : Janyves Coïc, Charlotte Constant (en alternance).
Habilleuse : Estelle Boul, Cécile Delanoë (en alternance).
Construction des décors : Ateliers du Théâtre Vidy-Lausanne.
Durée : 1 h 45.

Représenté le vendredi 5 et le samedi 6 avril 2024 à la Scène Nationale du Carré de Saint-Médard-en-Jalles (33).

Tournée
Du 12 au 14 avril 2024 : Centro dramático nacional, Madrid (Espagne).
Du 27 au 28 septembre 2024 : Tangente St. Pölten Festival for Contemporary Culture, Sankt Pölten (Autriche)
Du 26 au 27 novembre 2024 : Berliner Festspiele, Berlin (Allemagne).
Du 29 au 30 janvier 2025 : Les 2 Scènes - Scène Nationale, Besançon (France).

© Martin Argyroglo.

Yves Kafka
Samedi 13 Avril 2024
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