Théâtre

"Le Dortoir des Mouettes", le "je me souviens…" d'un passé recomposé

La Cie Intérieur Nuit - dont le nom se révèle en la circonstance tout sauf fortuit - s'ingénie à créer des ambiances propres à délivrer des textes d'auteurs contemporains (ou pas) via le dispositif "fabuleux" de l'Audio Spectacle. Confortablement installé dans des transats alignés sous une voute d'arceaux de noir tendu, l'imaginaire de chacun erre librement, bercé par le rythme du roman truculent d'Yvan Blanlœil. Qu'en est-il de la mémoire chaotique de "l'homme qui se souvient de sa mort", revisitant son existence tré-passée à l'aune des fragments épars de sa vie en dé-composition ?



© Karina Ketz.
La mort est affaire trop sérieuse pour la confier à de tristes croquemorts, englués dans des convenances mortelles. Dans les mots d'un homme sans tabou - double du défunt non encore refroidi et écho de l'auteur - le passé recomposé va rejaillir avec l'impertinence drolatique de celui qui n'a plus rien à (se) cacher, plus rien à (se) défendre. Se précipiteront alors des images sonores venant se bousculer l'une l'autre et témoignant chacune d'un épisode allègrement transfiguré par les filtres d'un objectif axé autour d'une idée fixe : "Où est le nid de ces oiseaux-là ?". Question qui, à y écouter de plus près, n'est pas plus stupide et arbitraire que l'existence humaine.

C'est incroyable comme la voix envoûtante de Yann Boudaud - acteur d'exception choisi naguère par Claude Régy pour être raccord avec ses univers - libère les mots de leur coque pour en extraire l'essence, la faire flotter jusqu'à nous, grâce à un dispositif sonore polyphonique. Loin des pesanteurs d'ici-bas, nous nous prenons alors à voguer dans un monde parallèle enivrant, cernés de toutes parts par la petite musique des mots sculptés dans l'espace-temps dont les barrières sont, du même coup, gommées. Et la magie opère d'autant plus que les oreilles, privées d'yeux, ont tout loisir de s'approprier à leur guise le texte distillé.

© Karina Ketz.
Défile à nos oreilles une bande sonore insoumise qui se plaît à mêler les souvenirs-écrans d'une existence déjà peu orthodoxe à la colorisation cinématographique du remake mémoriel. Ainsi, l'odeur de l'omelette aux pommes de terre brûlées, associée aux visites du mercredi de la dame patronnesse venant récompenser les mères indigentes, se colore-t-elle d'un commentaire doux-amer sur le sens de cette dévotion bien-pensante… visant à préparer les jeunes filles défavorisées à rencontrer des jeunes hommes pauvres comme elles afin de reproduire l'espèce. De même, le pieux mensonge de la grand-mère clamsée et montée au ciel devient-il l'occasion d'épingler l'impudence des parents prenant les enfants pour des imbéciles… Ce qui autorise ensuite les gouvernants, prenant les adultes pour des enfants, etc.

Chaos spatio-temporel où les bribes remontées de l'âge tendre percutent la conscience aiguisée de l'homme qui a vécu. Souvenirs du placement du jeune fugueur chez oncle et tante, conservateurs hyper coincés, provoquant l'attirance pour les jeux interdits projetés sur grand écran. De même le goût du théâtre lié aux premiers émois provoqués par les jeux de rôle improvisés sous un drap tendu avec la petite copine, pendant que les parents dînaient. Mais rien ne fut plus fondateur que l'expérience du cirque exhibant une fringante potiche au maillot collant laissant deviner des formes avantageuses. Les vocations pour les arts vivants trouvent leurs sources dans les eaux bénies de l'enfance, bouillonnante de désirs… Amen.

© Karina Ketz.
À leur suite, se précipitent nombre d'épisodes de la vie adulte, remasterisés par la mémoire vive d'une libre-pensée affranchie du poids surmoïque de la pensée commune. De Charybde en Scylla, le bon goût de mise se brise avec éclats, venant réveiller les consciences assoupies. Quant au mystère du dortoir des mouettes, il se perd au loin, très loin de ce blockhaus ensablé, quelque part dans l'océan… Expérience régénératrice que la mise en miettes du continuum spatio-temporel libère. L'humour échevelé renverse le (bon) sens, pour indiquer avec une lucidité mordante des directions inattendues…

Mais cette magie des mots, nous "surprenant" à jet continu, ne tient pas seulement à leur désarticulation sémantique. S'ils ont le pouvoir de subvertir notre raison, c'est que nos sens sont leurs alliés indéfectibles. Nos nuits intérieures deviennent écrans tactiles et nos oreilles se font pavillons de gramophones, amplifiant la tessiture des voix enregistrées. Voix magnétique de Yann Boudaud semblant s'adresser personnellement à chacun des spectateurs, réunis à certains moments par les vignettes - projetées sur grand écran - tels des flashs trouant l'obscurité pour faire effraction dans la sphère personnelle.

Et si l'immersion sensorielle créée par cette chronique jubilatoire d'une mort annoncée est sans fuite possible - confirmant là le beau titre de Pascal Quignard "Il se trouve que les oreilles n'ont pas de paupières" - nous ne nous en plaindrons aucunement, gagnés par le charme de cet Audio Théâtre à nul autre pareil.

"Le Dortoir des Mouettes"

Audio-théâtre.
D'après "L'homme qui se souvient de sa mort" d'Yvan Blanlœil, aux Éditions L'Ire des marges.
Adaptation et réalisation : Karina Ketz
Narration : Yann Boudaud.
Avec les voix de : Soazig Aaron, Morgan Boudaud, Delphine Cheverry, Anna Cooreman, Daniel Cooreman, Faïza Kaddour, Karina Ketz, Guy Labadens, Ewan Lelièvre, Jean-François Toulouse.
Musiques originales : Karina Ketz, Serge Korjanevski.
Vidéo : Laurent Rojol.
Réalisations techniques : Benoit Lepage, Vincent Bourgeau, Arnaud Sauvage, Léo Naillou.
Durée : 1 h 30.

Vu à l'occasion de l'une des présentations aux professionnels, jeudi 18 mars à 14 h et 16 h, et vendredi 19 mars à 10 h et 14 h, Atelier des Marches, Le Bouscat (33).

Création reportée en 2021/2022
Création aux Marches de l'Été, Le Bouscat (33), dans le cadre de la saison hors les murs du Glob'Théâtre, Bordeaux.
Festival du conte à Capbreton (40).

Yves Kafka
Jeudi 8 Avril 2021
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