Théâtre

"Le Bourgeois Gentilhomme" La comédie-ballet du Grand Siècle fait grand effet dans ses habits neufs…

Lorsque la comédie-ballet en cinq actes de Molière et Jean-Baptiste Lully - créée en 1670 au château de Chambord pour distraire les longues soirées de Sa Majesté le Roi Louis XIV - prend ses quartiers dans le Grand Théâtre de Bordeaux, chef-d'œuvre de théâtre à l'italienne, on se dit qu'il y a là, tout manant que l'on est, "matière royale". D'autant plus que, pour ce 400e anniversaire de la naissance du maître en "comédie-mascarade", c'est le truculent Jérôme Deschamps, associé à Thibault Noally pour la direction musicale, qui est aux manettes.



© Marie Clauzade.
D'abord confier une impression… Pénétrer dans ce haut lieu de l'Opéra pour voir dans le hall d'entrée l'entre-soi bordelais - messieurs en costume trois-pièces et pochette de soie pliée selon les règles, dames portant sac à chaînette griffé Vuitton, échos de la petite noblesse d'apparat du siècle de Louis XIV - côtoyer le public de jeunes et moins jeunes en jeans et baskets fringués comme on se rend sous "les arches dorées" de McDo, est d'emblée un spectacle réjouissant. Un premier pas, peut-être, pour que les rêves ardents d'Antoine Vitez, "un théâtre élitaire pour tous", et de Jean Vilar, "un théâtre pour tous", ne soient pas que de l'ordre du rêve…

Éloigné du propos cette remarque liminaire concernant les publics présents à ce "Bourgeois Gentilhomme" version 2022 ? Que nenni… En effet, Monsieur Jourdain n'est pas que cet ignorant dont les "gens de qualité" voudraient à bas frais se moquer. Il est aussi ce rêveur attendrissant, pétri de désirs inassouvis, qui sent bien que si le commerce d'étoffes a rempli sa bourse, d'autres plaisirs lui ont été jusque-là interdits de par sa classe d'appartenance.

Certes, il développe des comportements risibles en voulant singer les gens de la noblesse, mais n'est-il pas la première victime de ceux et celles qui utilisent leur vernis culturel pour mépriser les exclus du savoir et des codes dont ils détiennent, eux, de par leur naissance, les clés ? Le ridicule est moins dans sa naïveté à vouloir les imiter que dans la suffisance des nobles se croyant les maîtres du monde alors qu'ils sont dépourvus de toute noblesse… d'esprit.

© Marie Clauzade.
Et c'est justement dans cet "esprit", qui ne tient aucunement à la déférence à un quelconque ordre sociétal, que le metteur en scène Jérôme Deschamps a conçu son personnage de Monsieur Jourdain qu'il incarne avec une fantaisie décapante. Loin d'en faire un benêt, il est celui par lequel la superficialité abyssale des autres se révèle. Ainsi du maître de musique, de danse, d'armes, sans omettre de ce tableau des "valets du pouvoir", le maître de philosophie. Tous prêts à vendre leur art perverti pour quelque argent ou privilège, ils respirent la médiocrité de ceux qui, par profit personnel, concourent à transmettre sans les questionner aucunement les us et coutumes des classes dominantes.

Dans ce théâtre total alliant danse, musique et texte, la virtuosité créative de la mise en jeu signée Jérôme Deschamps, livrant du personnage de Monsieur Jourdain une interprétation saisissante d'intelligence distanciée, "crève la scène". Courtisé comme pas un pour l'argent qui est le sien, lui qui ne rêve qu'à séduire la belle Dorimène en se cultivant, il brûle et brille de tous feux, entraînant dans son sillage les autres personnages. Car, que l'on ne s'y trompe pas, c'est lui qui mène la danse à l'insu de ce que les fats voudraient en faire accroire… Et si le désir de Monsieur Jourdain, d'être autre chose qu'un bourgeois avec les préoccupations domestiques qui s'y attachent, est perverti par les héritiers de la noblesse, il n'en est que plus touchant, y compris dans sa folie finale renvoyant à ce que disait Antonin Artaud : "La société me dit fou parce qu'elle me mange et elle en mange d'autres".

© Marie Clauzade.
Costumes aux étoffes chatoyantes, grimages grandguignolesques, quiproquos en cascade et scènes cultes revisitées en trois dimensions, tout concourt à créer l'atmosphère de fête débridée où va se jouer - apogée de la mascarade - la cérémonie d'intronisation de Monsieur Jourdain sacré Mamamouchi, fabuleux moment dansé haut en couleur. Avant il y aura eu le fameux dîner donné en l'honneur de Célimène où, sous les yeux effarés de la Marquise et du Comte Dorante, bellâtre désargenté, le Bourgeois s'adonnera à un numéro de découpe surréaliste d'un cochon couinant et dont les entrailles libèreront de la charcuterie préemballée.

Dans la fosse de ce théâtre musical, Thibault Noally insuffle sa verve lyrique aux Musiciens du Louvre, "réinventant" eux-mêmes sur instruments d'époque la musique composée par Lully. Pris dans le tourbillon incessant des pantalonnades orchestrées par l'époustouflant maître de cérémonie - Jérôme Deschamps en Bourgeois Gentilhomme -, le spectateur se prend à laisser voguer son propre imaginaire lors des intermèdes dansés ponctuant chaque acte. Ainsi le plaisir rare d'assister in vivo à l'interprétation des suaves compositions de Lully, et des danses qui les accompagnent, est "historiquement" au rendez-vous.

Pour peu, sous les ors de l'Opéra, on se serait cru ce soir au château de Chambord… Et, si la "fantaisie" nous en prenait, on pourrait plagier Gérard de Nerval… "de près de quatre cents ans mon âme rajeunit, c'est sous Louis quatorze…".

Vu le vendredi 21 janvier 2022 à 20 h à l'Opéra National de Bordeaux.

"Le Bourgeois Gentilhomme"

© Marie Clauzade.
Comédie-ballet en cinq actes de Molière avec la musique de Jean-Baptiste Lully, créée en 1670 au Château de Chambord.
Spectacle créé le 7 juin 2019 au Printemps des Comédiens à Montpellier.
Mise en scène : Jérôme Deschamps, assisté de Damien Lefèvre.
Direction musicale : Marc Minkowski, Thibault Noally, David Dewaste (en alternance).
Avec : Flore Babled (en alternance), Jean-Claude Bolle Reddat, Sébastien Boudrot, Lucrèce Carmignac (en alternance), Bénédicte Choisnet (en alternance), Vincent Debost, Jérôme Deschamps, Pauline Deshons (en alternance), Aurélien Gabrielli, Pauline Gardel (en alternance), Guillaume Laloux, Josiane Stoleru, Pauline Tricot (en alternance).
Avec les Musiciens du Louvre, l'Académie des Musiciens du Louvre, en partenariat avec le Jeune Orchestre de l'Abbaye et le CRR de Paris.
Chanteurs : Sandrine Buendia, Natalie Pérez, Constance Malta-Bey (soprano) (en alternance), Vincent Lièvre-Picard, Nile Senatore (haute-contre) (en alternance), Lisandro Nesis (ténor), Jérôme Varnier, Nabil Suliman (basse) (en alternance).
Danseurs : Anna Chirescu, Léna Pinon Lang (en alternance), Quentin Ferrari, Pierre Guibault, Antonin Vanlangendonck (en alternance), Maya Kawatake Pinon.

© Marie Clauzade.
Décor : Félix Deschamps Mak, assisté d'Isabelle Neveux.
Costumes : Vanessa Sannino, assistée de Karelle Durand.
Chorégraphie : Natalie van Parys.
Lumières : François Menou.
Conception perruques : Cécile Kretschmar.
Accessoires : Sylvie Châtillon.
Chef atelier costumes : Lucie Lecarpentier.
Chefs de chant : Ayumi Nakagawa, Lisandro Nesis.
Habilleuse : Carole Vigné.
Perruquière : Cécile Larue.
Régie lumière : François Menou, Didier Gilbert
Effets son : Nicolas Rouleau
Fabrication marionnette banquet : Laurent Huet, Alexandra Leseur-Lecocq.
Production Compagnie Jérôme Deschamps.
Durée : 3 h 15 avec entracte.

Tournée
24 et 25 mars 2022 : Maison des Arts, Créteil (94).
10 au 13 mai 2022 : Le Volcan - Scène nationale, Le Havre (76).
18 au 22 mai 2022 : Célestins - Théâtre de Lyon, Lyon 2e (69).
16 au 19 et 21 au 26 mars 2023 : Opéra Comique, Paris 2e.

© Marie Clauzade.

Yves Kafka
Mardi 22 Février 2022
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