Théâtre

"La vie matérielle"… Subtile et superbe, un voyage intérieur dans la vie de Duras !

La mise en scène de Mesguich mêle subtilement la figure de Marguerite Duras dans un espace-temps où toute notion temporelle est bousculée, et ce, dans un même lieu avec une figure de l'écrivaine superbement interprétée par Catherine Artigala dans une adaptation de Michel Monnereau de "La vie matérielle" (1987). À son domicile, loin du bruit de la célébrité, c'est dans son pré carré que nous la (re)découvrons.



© Xavier Cantat.
Silence sur le plateau où l'obscurité laisse apparaître Marguerite Duras (Catherine Artigala), assise sur un canapé siège. Septuagénaire, elle a déjà, derrière elle, une œuvre de romancière, dramaturge et cinématographique bien fournie. "La vie matérielle" (1987) est un ensemble de textes courts où se mêlent son récit autobiographique, le thème de la femme, sa rencontre avec Yann Andréa, ses personnages de romans et ses conceptions autant littéraires, théâtrales que cinématographiques.

Sur les planches, à l'exception de ses conceptions artistiques qui sont passées sous silence, l'adaptation de Michel Monnereau met en exergue tout le reste dans une mise en scène de William Mesguich qui nous fait découvrir Marguerite Duras dans son intérieur au sens propre et figuré.

Le décor laisse voir, côté cour, un divan matelassé de couleur marron avec une pile de livres au pied. Côté jardin, il y a une petite table avec une bouteille et son verre, avec à son pied une autre pile de livres. En arrière-scène, côté jardin, se trouve un bureau avec une bouteille et son verre sur lequel sont éparpillées des feuilles manuscrites. Au centre de la scène, trône une petite table ronde avec un portrait de Duras jeune et, au-devant, une paire de lunettes de soleil posée contre le portrait. Un fauteuil chaise finit la scénographie. Le décor est rustique avec quelques accents bourgeois. C'est calme, le lieu d'un esprit réfléchi où durant toute la représentation, trois types de dialogues vont s'ouvrir.

Le premier est entre l'écrivaine et ses souvenirs où elle se remémore des éléments du passé. Presque un échange avec elle-même où elle ressasse quelques bribes de sa vie. Le deuxième concerne son lien avec le public où il y a une véritable interaction entre un dit et une écoute. Nulle parole n'est lancée directement à l'assistance, mais elle lui parle avec ses attitudes, son port de tête et la cambrure de son corps. Tout est orienté vers cet autre silencieux et réceptif. Duras est dans le dire et uniquement dans celui-ci. Elle parle et raconte de façon confidentielle sans que rien ne soit demandé ou attendu.

© Xavier Cantat.
Le troisième type de dialogue est celui où, à un moment, une interview s'immisce et c'est la célébrité qui parle de son rapport à l'alcool, suite à une question. L'attitude et le port de tête ne sont plus les mêmes, la position est passablement bien assise avec un phrasé à la fois détaché et bien dirigé vers un interlocuteur qui est autant un élément du public que destinataire d'un dialogue. Nous sommes dans un autre registre, avec une assistance qui disparaît symboliquement dans l'appréhension que le personnage a de l'espace où son intérieur se ferme pour se retrouver publiquement face à la question du journaliste. Il n'est pas là, mais ailleurs. Dans un autre lieu et possiblement à une autre époque, lointaine ou proche. Nulle indication n'est donnée.

Ce sont toutes ses formes dialoguées qui donnent à la mise en scène de Mesguich cet aspect pluriel où l'auteure navigue entre confidences et déclarations. Un soi à soi qui entre dans un entre-soi et dans une intimité qui bascule ensuite sur une extimité. Le public est, suivant les tableaux, entre deux eaux, celui d'être à la fois dans la confidence et dans un rapport déclaratif. Voire absent quand elle se remémore son amour de Yann Andréa (1952-2014), qui a duré 16 ans, où elle en parle, comme seule au monde, avec tendresse, elle qui pourtant lui disait "C'est impossible de vivre avec moi, avec un écrivain, je le sais, c'est impossible".

Le chez-soi s'occulte aussi parfois pour laisser le micro à la femme célèbre. Il y a ces deux instants où la voix-off de Duras élargit cet intérieur. Elle est ainsi ailleurs, même si toujours sur scène, presque dédoublée, car incarnée physiquement par Catherine Artigala et symboliquement par sa voix dans un magnétophone. Cette présence vocale incarne l'absence d'une personnalité pas vraiment partie, car toujours vivante mais dans un autre espace-temps, celui du souvenir de l'écrivaine.

Cela donne un cadre temporel et spatial autre avec un intérieur mis entre parenthèses juste le temps d'une irruption de celle où tout découle. Le lieu ainsi devient double, à la fois ici et ailleurs, avec un personnage qui prend une autre forme par un autre biais. Cette cohabitation entre absence et présence donne une double focale à Duras où Mesguich en donne une dimension proche et lointaine, physique et psychique, autant intime que célèbre.

© Xavier Cantat.
Le silence accompagne le superbe jeu de Catherine Artigala. Son monologue est articulé par différents tableaux en diverses temporalités dans un même lieu. Le décor ne change pas. C'est le récit qui permet de voyager dans le temps, fixe quand elle parle de personnages de romans que l'on peut rattacher à la publication de l'œuvre, mouvant quand il s'agit de rencontres, d'amour, et toujours actuel quand elle dénonce la condition féminine. Ce sont sur ces différents registres que la mise en scène très réussie de Mesguich apporte un souffle à la fois frais et rythmé par différentes ruptures de jeu.

Silences, noirs, lumières, paroles dites, parfois un peu chantées, d'autres fois clamées, nous sommes dans différentes nuances et tensions. Quand elle déclame en prenant position politiquement ou lorsqu'elle parle de son rapport à la boisson lors de l'interview, c'est à un public qu'elle parle et non plus à une personne. La voix se fait plus "universelle" quand elle fait écho à celle d'un drame, son alcoolisme, ou d'un fait social, la place de la femme dans la société. Et, là, elle devient Marguerite Duras en tant qu'auteure. Quand il s'agit de sa vie plus personnelle, le rapport devient plus intime par la voix, les lumières. Et, narratrice de sa vie, elle apparaît presque en actrice de son propre rôle.

Debout, assise, buvant, s'allongeant, allant à son bureau, devant quelques feuilles manuscrites qu'elle balance au gré de mouvements ondulants, comme si son travail était aussi la trace de la trajectoire de sa vie, l'écrivaine nous accompagne dans son rapport à son existence et à l'écriture. De sa vie, de ses ébats sexuels ou amoureux, de son rapport à sa célébrité, à la boisson, tout s'entremêle. Elle boit d'un coup son premier verre. Elle en prendra deux autres durant la représentation qui semble mêler faussement un fil temporel continu.

Nous sommes en février 1987. Trois mois après, en mai, elle est appelée à comparaître au procès Barbie, mais elle refuse. Et, en juin de la même année, elle publie "La vie matérielle". Cela se finit par Barbara avec sa chanson "Ma plus belle histoire d'amour" (1967). Simple et superbe. C'est un véritable régal théâtral.

"La vie matérielle"

Texte : Marguerite Duras.
Adaptation : Michel Monnereau.
Mise en scène : William Mesguich.
Avec : Catherine Artigala.
Création lumière et décor : William Mesguich.
Création sonore : Matthieu Rolin.
Costumes : Sonia Bosc.
Production : Passage Production.
Durée : 1 h.

Du 14 juin au 27 août 2023.
Du mercredi au samedi à 21 h, dimanche à 17 h 30.
Théâtre du Lucernaire, Paris 6e, 01 45 44 57 34.
>> lucernaire.fr

Safidin Alouache
Mardi 15 Aout 2023
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