Théâtre

La lumineuse "Électre" de Simon Abkarian au Théâtre du Soleil

Il faut venir voir cette pièce sans idée préalable. S'asseoir là avec les autres dans cette grande salle du Théâtre du Soleil sans rien savoir de ce qui va se passer. Ne pas craindre surtout ce grand nom, cette énigmatique référence, Électre, qu'il ne faut pas craindre de ne pas connaître.



© Antoine Agoudjian.
Un mythe ! Allons donc ! Non… rien à préméditer. Il faut se poser là au milieu de ce bois de Vincennes comme un oiseau de passage qui fait une halte et regarde ce qui se passe devant lui en toute innocence… car le temps, soudain, a une autre couleur, un autre rythme, un autre pas.

Simon Abkarian et ses comédiens, comédiennes, danseuses, danseurs et musiciens, mènent une sarabande multicolore pour raconter cette histoire de vengeance et d'honneur noués au corps et à l'esprit. Nous sommes dans les années qui suivent la guerre de Troie. Agamemnon, le vainqueur grec, s'est fait trucider par sa femme Clitemnestre et son amant Égisthe. Sa fille Électre aiguise sa haine contre cette mère tueuse tandis qu'Oreste, son jeune frère, a été mis à l'abri, en exil, par leur nourrice. La pièce commence lorsque Oreste, devenu homme, revient dans son pays.

Dans ce royaume, l'ordre et la morale semblent à jamais bafoués, et la reine et sa cour à jamais salies par la débauche et l'injustice. Pour en parler, Simon Abkarian prend le parti des Humbles, du peuple et, parmi les plus humiliés, la faune des prostituées que la guerre a rapportée de Troie comme trophées pour servir d'esclaves aux Grecs. C'est dans ce bordel à ciel ouvert que le destin a jeté Électre, mariée de force à un pauvre hère et obligée de servir ces femmes que la société considère au plus bas prix. Elle est privée des dorures du palais et condamnée à moisir dans les bas-fonds pour la punir de ses désirs de meurtre.

© Antoine Agoudjian.
C'est la spirale sans fin des dettes et des fautes qui sert ici de machine infernale. À ce jeu funeste des rancunes, toutes et tous sont des victimes, marquées à vie par la douleur, la violence, la colère, la haine. La pièce déroule ainsi le tapis sanglant que foule presque tous les personnages de la pièce, sans pouvoir détacher une seconde les yeux de la vision de leurs vies brisées. L'écriture de Simon Abkarian réussit à donner la parole à chacune de ces victimes avec une élégance et une richesse de verbe bouleversantes.

Mais la pièce ne se contente pas de mots, la danse et la musique expriment encore plus fort ce que les corps blessés, les corps en colère ressentent. Danses et costumes magnifient les émotions, des chorégraphies qui sont des créations collectives de la compagnie. Ce sont des danses terriennes, comme si les coups portés à ce sol pouvaient faire résonner la colère jusqu'aux oreilles des dieux. Les costumes quand à eux reflètent la position de Porte sur l'Orient de la Grèce. Costumes qui renvoient l'imaginaire jusqu'au Japon, et au théâtre balinais, les chevilles des danseuses devenues instruments sonores grâce aux bracelets de clochettes qui amplifient les rythmes et les tempos.

© Antoine Agoudjian.
Et puis il y a l'orchestre live, à l'ouest du plateau, ils sont trois, multi-instrumentistes, qui envoient ces accents rock qui portent avec puissance les danseuses et les danseurs. Il faut aussi saluer la force, la précision et l'incroyable virtuosité des comédiennes et comédiens (qui sont également danseuses et danseurs) pour incarner ces personnages intenses, jouer ces scènes de groupe qui parviennent à donner l'illusion de la vie fourmillante ou donner tout leur souffle à ces tirades pleines de sens et dévoilement et parvenir ainsi à déclencher des brassées d'émotion dans le public. Une magnifique générosité.

Et encore, la pièce ne se contente pas de donner à voir et à entendre ces rouages pervers de la rancune et des affres que les destins donnent à vivre aux femmes et aux hommes, car il y a, comme en suspension invisible dans l'air, le désir de réconciliation qui éclaire toute l'histoire et touche au cœur. Merci pour cette touche invisible.

C'est un puits d'oubli que le temps de cette représentation, on s'oublie soi-même, on oublie hier et demain, et l'on se retrouve dans une continuité beaucoup plus vaste qu'une vie humaine, une filiation de questionnements qui traverse les siècles et les générations, qui traverse aussi l'espace, de notre récif occidental jusqu'au socle de l'Orient, ou plutôt l'inverse. Les héros sont sur le plateau, certes. Mais ils ont le cœur et l'esprit si béants qu'on devient soi-même porteur de ces destins, de ces choix. Héros nous-mêmes, comme ces acteurs et actrices qui les portent jusqu'à nous, sur un plateau.

"Électre des bas-fonds"

© Antoine Agoudjian.
Texte et mise en scène : Simon Abkarian.
Le texte est publié chez Actes Sud-Papiers.
Pour 14 comédiennes-danseuses et 6 comédiens-danseurs.
Musique écrite et jouée par le trio des Howlin' Jaws.
Avec : Maral Abkarian, Chouchane Agoudjian, Anaïs Ancel, Maud Brethenoux, Aurore Frémont, Christina Galstian Agoudjian, Georgia Ives (en alternance), Rafaela Jirkovsky, Nathalie Le Boucher, Nedjma Merahi, Manon Pélissier, Annie Rumani, Catherine Schaub Abkarian, Suzana Thomaz, Frédérique Voruz.
Et avec : Simon Abkarian, Assaad Bouab, Laurent Clauwaert, Victor Fradet, Eliot Maurel, Olivier Mansard.
Dramaturgie : Pierre Ziadé.
Collaboration artistique : Arman Saribekyan.
Création lumière : Jean Michel Bauer et Geoffroy Adragna.
Création musicale : Howlin'Jaws avec Djivan Abkarian, Baptiste Léon, Lucas Humbert.
Création collective des costumes sous le regard de Catherine Schaub Abkarian.
Création décor : Simon Abkarian et Philippe Jasko.

© Antoine Agoudjian.
Chorégraphies : La troupe.
Répétitrices : Nedjma Merahi, Christina Galstian Agoudjian, Catherine Schaub Abkarian, Nathalie Le Boucher, Annie Rumani.
Préparation physique : Nedjma Merahi, Annie Rumani, Maud Brethenoux, Nathalie Le Boucher.
Préparation vocale : Rafaela Jirkovsky.
Régie plateau : Philippe Jasko.
Régie son : Ronan Mansard.
Chef constructeur : Philippe Jasko, avec l'aide de la troupe.
Par la Compagnie des 5 Roues.
Durée du spectacle : 2 h 30.

Du 25 septembre au 3 novembre 2019.
Mercredi, jeudi, vendredi à 19 h 30, samedi à 15 h, dimanche à 13 h 30.
Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes, Paris 12e, 01 43 74 24 08.
>> theatre-du-soleil.fr

Bruno Fougniès
Mardi 8 Octobre 2019
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