Théâtre

"La Scortecata" Ô vieillesse ennemie… une fable sans âge, désopilante et cruelle

On se souvient encore de la force expressive des corps nus exhibés dans "Bestie di scena", créé à Avignon en 2017, l'un des chefs-d'œuvre du corpus théâtral d'Emma Dante reconnue pour élire le corps réel - jeune, vieux, maigre, enveloppé - au centre de son esthétisme. En adaptant "La Scortecata", conte napolitain du XVIIe, la metteure en scène née à Palerme récidive de créativité libérée en propulsant, sur le plateau (presque) nu, deux acteurs (à moitié nu) incarnant à s'y tromper deux vieilles à la recherche de leur jeunesse perdue.



© ML Antonelli.
Rêver du Prince charmant - Walt Disney en a fait son fonds de commerce - recouvre un mythe qui, du côté des petites filles modèles, berce l'imaginaire éternel. Mais lorsque ce désir prend corps au travers de celui de deux nonagénaires, fripées, percluses de rhumatismes, incontinentes et de caractère peu amènes, la résonance devient tout autre. La farce tragique recouvre alors la bleuette légère, le règne de la guimauve a fait long feu.

Incarnées par deux acteurs époustouflants - Salvatore D'Onofrio et Carmine Maringola dont le jeu se hisse au niveau des tréteaux fabuleux de la mythique commedia dell'arte -, les deux vieilles vont jouer et rejouer le désir éternel d'être désirées… Et qu'importe si le prétendant s'avèrera être un roi pétant et libidineux qui, émoustillé par la voix de chardonneret de l'une d'elles, lui fera des avances "aveugles". L'appel de la chair est sans appel…

Emma Dante, avec la fausse innocence et l'insolence libertaire pleinement assumée qu'est la sienne - elle qui a installé sa compagnie dans une cave du nom d'une ancienne prison où les femmes accusées de sorcellerie étaient jugées -, s'empare à bras le corps de cette fable pour en exprimer tout le suc corrosif, déclenchant dans la salle le rire lié aux licences jouissives des lazzis. Pour faire résonner haut et fort ce souffle d'impertinence, la langue, charriant la poétique populaire d'un florilège de mots crus, redouble la hardiesse de la gestuelle.

© ML Antonelli.
Emmaillotées dans des tenues de nuit sans âge (si ce n'est le leur), les deux sœurs, tantôt alliées, tantôt rivales, vont parcourir à brides abattues toutes les étapes du désir chevillé à leur corps défait. Assises sur deux minuscules chaises sur lesquelles elles ne peuvent s'asseoir sans l'aide de l'autre, elles vont se préparer avec une ardeur frénétique à la nuit nuptiale. Se suçant avec énergie le doigt, qu'elles veulent chacune aussi lisse que celui d'une jeunette afin d'être l'élue, leurs tortillements effrénés déclenchent une franche rigolade.

"Bouche édentée, sorcière poilue, morue qui pue…", quelques-uns des doux mots dont elles se gratifient mutuellement tant la jalousie les dévore. Mais, lorsqu'elles fantasment que le roi est là derrière la porte pour enlever sa princesse, leurs différends passent à la trappe. Se saisissant d'une planche, elles vont l'ériger pour offrir chacune d'un côté de la porte le ballet cocasse du roi et de la sainte-nitouche effarouchée. Introduisant, tremblante de désir, le doigt dans la serrure, l'élue s'ouvrira les portes du palais miniature trônant au centre du plateau.

© ML Antonelli.
Sous drap immaculé et musique d'enfer, sera mimée crument la nuit de noces… interrompue par la mise en lumière du pot aux roses et du chapelet d'insanités fleuries échangées par les protagonistes. Dans un dernier sursaut, pour dépasser le réel qui résiste même dans la fiction, les rêves inassouvis vont se réifier sous la forme d'un tableau onirique qui les verra de dos revêtir les habits d'une charmante princesse et d'un séduisant roi.

La chute du royaume des rêves en sera d'autant plus brutale pour les deux nonagénaires décrépites… La croyance aux fables ayant fait son temps, le glas de la fin de partie sonnera, justifiant le titre "La Scortecata" ou "L'écorchée" en français. Une chute des plus noires, renvoyant non plus à la farce destinée aux rires mais à la tragédie la plus pure.

Convoquant avec brio les désirs inassouvis de corps de vieilles (incarnées par deux comédiens protéiformes) ne demandant qu'à "refleurir", Emma Dante réalise l'exploit de déclencher les rires sur un sujet à vif. S'exonérant de toute allégeance au politiquement correct, s'emparant d'un ancien conte napolitain truculent, elle projette sous les lumières crues du théâtre contemporain les avatars du dur désir d'aimer traversant les âges.

La pièce "La Scortecata", librement adapté de "Lo cunto de li cunti" de Giambattista Basile, a été donnée au TnBA Bordeaux (du 13 au 17 octobre 20 20) dans le cadre du FAB (2 au 17 octobre 2020).

"La Scortecata"

© ML Antonelli.
Compagnie Sud Costa Occidentale.
Spectacle en napolitain surtitré en français.
Traduction du texte en français : Juliane Regler.
Surtitres : Franco Vena.
Texte et mise en scène : Emma Dante.
Assistant à la mise en scène : Manuel Capraro.
Avec : Salvatore D'Onofrio, Carmine Maringola.
Éléments scéniques et costumes : Emma Dante.
Lumières : Christian Zucaro.

Tournée
11 et 12 janvier 2021 : Scènes Vosges/Auditorium de la Louvière, Épinal (88).
4 février 2021 : MA - scène nationale, Montbéliard (25).

Yves Kafka
Jeudi 22 Octobre 2020
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