Théâtre

"La Part des Anges" Le passé recomposé, ce temps suspendu entre mort et renaissance

Que reste-t-il en nous de notre passé lorsque nos vies minuscules s'emploient à la recherche du temps perdu dont nous sommes héritiers ? Traces mnésiques aussi vivaces que recomposées par un présent en quête de vérités, bribes de ce qui n'est plus, n'a peut-être jamais été, s'invitent pour trouer le présent de la représentation. Ainsi prend naissance un fantastique dialogue in vivo, porté par des comédiennes-marionnettistes et leurs sculptures articulées créant ce troublant sentiment d'inquiétante étrangeté, endroit unique où le vivant et l'inanimé échangent à l'envi leur place. Fascinant.



© Pierre Planchenault.
Pour sa troisième création, le laboratoire - c'en est un - marionnettiste d'Aurore Cailleret et Lolita Barozzi (Cie Le Liquidambar) réalise une performance sans égal. Si "Des paniers pour les Sourds" en 2019 avait été une révélation, "La Part des Anges" est une consécration de leur talent créatif, de leur infinie finesse pour appréhender le monde des vivants (et celui des morts), le tout soutenu par une exigence de tous les instants. Le travail en amont, écriture ciselée, modelage de fragments de sculptures "décomposées" (écho subliminal des sculptures expressives d'Ousmane Sow) portant en leurs plis les marques du délitement du temps, lumières sculptant des zones d'ombres et de lumières, compositions musicales suggestives, résonne comme les prémices de la belle ouvrage présentée au plateau à laquelle le nom de l'autre comédienne, Amélie Lepeytre, se doit d'être associé.

Le décès du père, eût-il été vécu comme absent, est de nature à projeter sur l'avant-scène les fragments d'une existence recouverte par les scories du temps qui passe. C'est l'expérience unique à laquelle nous convie Nora, revenue à cette occasion dans l'atelier paternel libéré de l'interdit d'en franchir la porte. Un lieu peuplé désormais des seules sculptures d'un homme effroyablement distant, ayant manqué à ses devoirs élémentaires de père et, surtout, lui ayant manqué à elle, petite fille désireuse d'exister au travers d'un regard étayant.

© Pierre Planchenault.
Dès lors, seulement interrompue par les sonneries du téléphone d'une voisine s'immisçant dans le présent tel un vautour flairant la mort à l'œuvre, Nora va entretenir avec les énigmatiques sculptures - réalisées en papier collé recouvert d'une teinte d'argile - un dialogue halluciné convoquant tous les sentiments enfouis. La fantasmagorie des personnages de son univers enfantin prend littéralement vie sous l'effet des marionnettes articulées, fragmentées, elles aussi, comme les souvenirs dont elles sont porteuses. Manipulées avec une infinie délicatesse millimétrée, nimbées dans des halos de lumière, les sculptures "prendront la parole" pour donner voix aux disparus.

En premier lieu, ce haut d'un corps, représentant d'un père privé de tête (décapitée ?) auquel elle a toutes raisons d'en vouloir, lui qui a menacé d'effritements son existence abandonnée. Elle lui vomira salutairement "à la figure" ce qui lui a pesé si longtemps sur le cœur. Derrière sa fureur présente de jeune femme, se lit l'immense désarroi de n'avoir pu l'aimer, elle petite fille, faute de l'avoir été.

Mais aussi des personnes qui ont compté pour elle. Sa grand-mère l'ayant élevée, représentée par une sculpture rabougrie sortie tout droit des contes de son enfance, lui racontant des histoires merveilleusement effrayantes avant qu'elle ne s'endorme. Sa tante campée sur "ses pieds d'argile", lui apprenant à nager, se substituant à son frère défaillant - le père de Nora - pour veiller à ce que la mère morte prématurément puisse être enterrée dignement. Autant d'adultes bienveillants dont les sculptures vont venir tour à tour réifier l'absence. Quant à Nora, jouant tendrement avec sa fragile sculpture, il lui sera aussi permis de renouer ses doigts autour des siens petits.

© Pierre Planchenault.
Et comme pour amplifier ces voix d'outre-tombe ressuscitées par la grâce des sculptures marionnettes, l'une d'entre elles (la seule "réaliste"), le buste de Georges Charpak, ressemblant à s'y méprendre à l'éminent prix Nobel de physique, viendra faire entendre comment la matière peut faire résonner les voix du passé prises dans ses rets.

Pour conjurer le silence pesant de la mort du père - objet de ses vœux secrets -, la fragile héroïne entourée de ses disparus "fera feu de tout papier collé" pour échapper au marécage de spleen dans lequel inéluctablement elle s'enlisait. Accompagnée par les paroles chaleureuses de sa grand-mère mêlées à celles du chercheur nobélisé, entourée de tous ses morts auxquels il convient d'ajouter désormais la figure du père "déminé", elle adviendra à elle-même dans un tableau faire-part où l'immense besoin de consolation lié aux deuils à dépasser parle aux vivants que nous sommes. Et ce miracle n'a pu avoir lieu qu'en animant l'inanimé, le monde des sculptures-marionnettes où l'intime en ombres portées prend vie.

Vu le mercredi 15 novembre 2021 au Studio du Glob Théâtre de Bordeaux.

"La Part des Anges"

© Pierre Planchenault.
Création décembre 2021.
Texte et mise en scène : Aurore Cailleret.
Avec : Lolita Barozzi, Aurore Cailleret, Amélie Lepeytre.
Fabrication des marionnettes : Lolita Barozzi et Arnaud Louski Pane.
Scénographie : Cécile Léna.
Création lumière : Yannick Anché.
Création sonore : Julien Lafosse.
Construction scénographique : Marc Valladon.
Cie Le Liquidambar.
Durée : 1 h 10.

A été représenté du 9 au 10 et du 14 au 16 novembre 2021 au Glob Théâtre.

Tournée
8 février 2022 : Festival Méli-Mélo, Canéjan/Cestas (33).
11 mars 2022 : Pôle culturel L'Ekla, Le Teich (33).
15 mars 2022 : Festival MARTO, Théâtre Jean Arp, Clamart (92).
17 mars 2022 : Le Dôme, Talence (33).

Yves Kafka
Mercredi 22 Décembre 2021
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