Théâtre

"La Part Sombre" ou comment faire d'une épreuve de vie une perle rare en toute transparence

Anomalies de la neurotransmission dopaminergique, glutamatergique, facteurs génétiques polygéniques, urbanité, paranoïa, anhédonie, alogie, perturbation de la cohérence psychique, démons, parts d'ombre, failles, espaces de fragilité, zones grises, etc. Nous ne savions rien de tout cela concernant notre amie Priscilla L., sauf son frère médecin, à Brest, probablement !



© Gaëlle Héraut.
En ce qui nous concernait, on "faisait avec". Avec d'autres mots, d'autres perceptions, avec son "labyrinthe" si personnel dans lequel, à bien y regarder, elle ne laissait finalement entrer personne, et dans lequel, peut-être, elle aussi se débattait. On s'accommodait tant bien que mal de "tout ça", contre vents et marées, car, de toute façon, comment faire autrement ? Et puis le désarroi des proches, leurs instants d'abandon ou leurs moments plus sereins, les interrogations de tout son entourage.

Des "Priscilla L", il y en a pléthore autour de nous, mais nous les voyons "à peine", ou alors, nous les jugeons "en marge". Des Maï David aussi, qui vivent à nos côtés, dans cette part d'ombre, comme une grande comparse fidèle et plutôt amicale qu'elles, seules, tentent de gérer ! Malheureusement, il y a certainement bien plus de "Priscilla L." qui ne sauront qu'en faire, de cette part sombre, et bien peu de Maï David qui trouveront, dans l'Art, la force de rebondir !

Mais recentrons-nous sur cette création particulière jaillie de notre Finistère natal, qui coule dans nos veines, et demandons-nous si la force du granit qui s'y trouve ne permet pas toujours d'accéder à plus fort que soi ! En tout cas, nous en avons la preuve ici… Car elle s'en est sortie, Maï David ! Elle l'a dompté contre vents et marées, son démon aux allures schizophréniques malfaisant, en un faisant "une seule en scène" autobiographique tout "en diamant" et dont on ne sort pas indemne. Il serait trop long d'expliquer ici pour quelles raisons… et gageons que chaque spectatrice et chaque spectateur pourront probablement en dire autant.

© Gaëlle Héraut.
Si vous empruntez le petit escalier étroit de la Reine Blanche pour venir y découvrir Maï David et ses bouleversantes confidences, sans oublier Gaëlle Héraut en coulisses, préparez-vous à vous découvrir un peu, vous aussi ! Car ce "théâtre de récit" pourrait bien être le vôtre, ou en tout cas vous interpeller à différents égards…

Sur le plateau, rien d'ostentatoire : une table massive à grosses roues modulables qui devient tour à tour une rue, un couloir, l'appartement des voisins, un couloir, le banquet de Titus Andronicus, deux tabourets, une chaise et des toiles cirées qui se métamorphosent elles aussi.

Et puis la comédienne, qui se raconte de façon séquentielle, sous des flashs lumineusement éclairés de moments de vie disparate, discontinue, fracturée. Avant, pourtant, tout était normal. Un semblant de fleuve tranquille, s'il en est. Puis, sournoisement, c'est l'intranquillité et "la chute". Des petits décalages, des insomnies, des angoisses, des repères qui vacillent, des pensées intrusives qu'elle ne sait/ne peut pas chasser, un langage qui se fragmente, un corps qui n'est plus le sien, la société de chaque jour asociale, angoissante, stigmatisée. Et puis des voix, surtout. Beaucoup de voix, omniprésentes, tonitruantes, hurlantes.

"Toutes ces voix qui entrent dans ma tête. C'est ma famille. Elles sont nombreuses. Tu es méchante (…). Alors, je cogne sur ma joue. Tous ces gens, ce sont eux qui vont mal (…). Votre mari vous frappe, Madame ?"

Cette pièce, interprétée par Maï David et mise en scène par Gaëlle Héraut, suit une ligne narrative droite et très transparente, et c'est probablement elle qui nous a interpellée le plus. Cette ligne dramaturgique directrice qui dit, à bien y regarder, que la faille peut surgir n'importe quand avec ses gros sabots tonitruants et assassins, comme elle le fait de plus en plus malheureusement, à l'heure où la santé mentale devient enfin une priorité et où il est permis de l'évoquer à l'air libre, sans tabous. Enfin, presque !

© Gaëlle Héraut.
"Chacun organise son chemin de vie comme il le peut, il n'y a pas de cas désespérés, mais le silence est une réelle dévastation en matière de santé mentale", a précisé tout récemment le célèbre psychiatre académicien de l'hôpital Saint-Anne, Raphaël Gaillard, invité sur France Inter.

Maï David, épaulée par Gaëlle Héraut, qui n'a pas hésité un seul instant à mettre en scène son histoire, elle n'est pas restée silencieuse quant à elle. Elle l'a mise en pleine lumière, dans un mélange de douceur et de hurlement, ses yeux bleus d'azur écarquillés sur sa propre histoire, troublante, à de nombreux moments, et aux effets de miroirs, à l'attention d'un public à l'écoute en 3D.

"Nous aimons la simplicité au théâtre. Une comédienne, un texte et une pensée qui se déploient" ; et les lumières de Nolwenn Delcamp-Risse sublimant le cerveau de Maï qui grince. Ce cerveau qui ne la supportait plus, alors elle a hurlé.

On connaissait déjà les zones d'ombre d'un Edvard Munch, d'un Rotko, d'une Carrie Fisher, d'une Sarah Kane, d'une Vivien Leigh, d'une Virginia Woolf, illustres artistes connus(es), ou encore d'un Nicolas Demorant, journaliste de France Inter, ou celles des attachants Papotins.

© Gaëlle Héraut.
À présent, il y a Maï David qui, comme dans une confidence, à la fin du spectacle, murmure comme dans une excuse : "Rien de gagné, même à présent. À Saint-Anne, je suis restée un mois, je suis toujours sous traitement médicamenteux, mais ce soir, je suis là, devant vous !".

Devant nous, sans pathos ni de ficelles tirées pour tenter d'apitoyer le public… Nous aussi, nous avons été là et l'effet de miroir opère insidieusement. Gardons nos yeux ouverts. Soyons à l'écoute.
◙ Brigitte Corrigou

"La Part Sombre"

© Gaëlle Héraut.
Texte : Maï David et Gaëlle Héraut.
Mise en scène : Gaëlle Héraut.
Avec : Maï David.
Voix de : Rozenn Fournier, Camille Kerdellant, Alice Millet, Julie Moreau.
Lumières : Nolwenn Delcamp-Risse.
Musiques originales : Éric Thomas, Gilbert Gandil, Daniel Paboeuf, Vincent David.
Régie lumière : Cynthia Lhopitallier.
Compagnie Bravo Théâtre.
Coproduction MJC de Dourarnenez et Combrit.
Tout public à partir de 15 ans.
Durée : 1 h 20.

Du 16 septembre au 9 octobre 2025.
Mardis 16, 23 et 30 septembre, jeudis 18, 25 septembre et 2 octobre à 21 h ; jeudi 9 octobre à 14 h 30 et 21 h ; samedis 20, 27 septembre et 4 octobre à 20 h.
Théâtre la Reine Blanche, 2bis, passage Ruelle, Paris 18e.
Téléphone : 01 40 05 06 96.
>> Billetterie en ligne
>> reineblanche.com

© Gaëlle Héraut.

Brigitte Corrigou
Vendredi 3 Octobre 2025
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