Théâtre

"L'événement de Laschamp" La fête des sens, une sortie d'école initiée par l'artiste chorégraphe Phia Ménard

Prenez quatorze jeunes comédiens et comédiennes élèves d'une école de théâtre (sixième promotion de l'école supérieure de théâtre du tnba, Théâtre national Bordeaux Aquitaine), une artiste chorégraphe metteuse en scène aussi rigoureuse qu'indisciplinée (Phia Ménard, cf. "Saison sèche"), un monde de la culture en crise (2025, année noire des budgets en chute libre), mixez énergiquement et subtilement l'ensemble… et obtenez un objet artistique ne ressemblant à nul autre. Un cocktail esthétiquement explosif et ouvreur de sens potentiels.



© Rodolphe Escher.
Trouvant son argument dans un phénomène physique vieux de plus de quarante mille ans et déboussolant à plus d'un titre – cf. celui du spectacle –, Phia Ménard construit un livret dont le fil rouge sera l'invitation à un voyage libre de tous préjugés, un enivrant pas de côté collectif pour voir autrement ce que l'on nomme par pure paresse la réalité. En effet, si le bref surgissement de l'inversion du champ magnétique terrestre à la période glaciaire a rebattu les cartes d'une humanité balbutiante, le regard décillé d'artistes en quête de hauteur de vue possède le pouvoir extra-ordinaire de re-créer ludiquement le monde selon soi. Une re-création à vertu énergétique et à laquelle nous sommes conviés ce soir.

Dans la nuit noire du plateau, écho lointain d'un big bang annoncé – l'espace-temps n'étant plus un continuum se présente comme non linéaire, rendant ainsi obsolètes les chronologies établies –, des petites lucioles rouges étincellent. Chacune voit le monde de là où elle est et, en conséquence, aucune n'a le même point de vue. "Je me mets à chercher le monde sans parvenir à le voir… Le monde existe autour de moi… Il n'y a plus que moi… Je comprends que je suis le monde, mais le monde n'est pas moi… Mais moi, je suis le monde…". Et les lucioles, au nombre de quatorze, se mettent à s'agiter en tous sens, saturant l'obscurité de leurs points ardents.

© Rodolphe Escher.
À ce prélude à résonances magnétiques – l'effet est ressenti jusque dans nos corps – succède une onirique séquence d'ombres chinoises, où, écho du mythe de la caverne platonicienne, nous sommes invités à tourner le dos à la lumière aveuglante pour discerner, derrière le drap immaculé tombant des cintres, l'effervescence ré-créative d'un monde échappant ordinairement à nos yeux encollés. En effet, sous l'emprise de l'habitus, nous avons sans nous en rendre compte introjecté des visions communes, celles qui tombent naturellement sous le sens commun, le premier qui s'impose avant d'avoir réfléchi… avant d'avoir réfléchi le monde en nous pour le faire nôtre.

Sous l'apparence de ces ombres chinoises, une étrange fête nous est alors donnée à voir… Comme si, in situ, nous revivions en compagnie des comédiens et comédiennes l'inquiétante étrangeté ressentie par Augustin Meaulnes découvrant la rencontre avec l'Autre, une autre dimension du monde qui sous les masques de l'illusion va nous révéler à nous-mêmes… Toute une fantasmagorie défile… Un manège où échelles, dames aux ombrelles, homme à l'éventail, arrosoir, cage à oiseaux, landau, caddy, crabe, hommes aux parapluies, théière, broc à eau, râteau décrivent des cercles concentriques au rythme d'une musique répétitive et lancinante accompagnant les créatures mi-figées mi-vivantes montant ou descendant inlassablement les barreaux des échelles. Une ritournelle à effet hypnotique.

© Rodolphe Escher.
Et lorsque le rideau blanc tombera, apparaîtront les quatorze jeunes artistes, éclatant de couleurs et tournant eux-mêmes sur un plateau, s'emballant, ralentissant. "Je vois le monde. Je fais partie du monde intelligent… Je ne peux distinguer que des parties, des parties du monde qui ont l'intelligence et d'autres pas…". Mouvements hypnotiques de leur déplacement circulaire, comme une mise en orbite d'eux-mêmes dans le néant qui les enveloppe. Sur une musique envoûtante, ils semblent glisser bras tendus vers l'avant, ne se rencontrant pas, chacun poursuivant sa course immobile…

Jusqu'au faisceau de lumières tombant des cintres et inondant de couleurs le plateau… Point d'orgue annonçant la bascule vers l'appropriation par les jeunes artistes des mondes entrevus. Faisant face au capharnaüm tranquille du premier tableau, ils s'empareront avec frénésie des vêtements et autres ustensiles hétéroclites pour en faire leurs objets de jeux… Qui un homme avec un dossard et un ballon de basket, "Je suis le joueur de ballon". Qui une femme avec un bouquet de fleurs en mains, "Je suis celle qui apporte des fleurs". Qui un homme-femme donnant le sein à une poupée, "Je suis celle qui donne le sein"… Une tornade surréaliste témoignant de l'effervescence ressentie à être le personnage que l'on endosse allègrement jusqu'à un tohu-bohu orgasmique accompagné d'une musique à l'unisson.

Quant à la chute, elle reprendra les problématiques du début enrichies de l'éclairage de l'expérience vécue devant nous et avec nous, témoins de cette évolution… Une expérience artistique et esthétique porteuse dans ses plis d'un beau message porté (et vécu !) en direct par les comédiennes et comédiens : créer n'est pas reproduire mais s'affranchir du regard commun pour jouer avec tous les possibles qu'offre le réel recomposé. Qu'ils et elles en sortent fortifiés(es)… pour affronter leur futur métier… Un dernier mot pour la conceptrice du projet, Phia Ménard, dont le nom de la compagnie – "Non nova, sed nove", "Nous n'inventons rien, nous le voyons différemment" – résonne comme un mantra. Sans son concours, avisé et généreux, cette profession de foi à destination des jeunes actrices et acteurs serait restée inaudible, dans un monde coupé de son imaginaire.
◙ Yves Kafka

Vu au tnba - Théâtre national Bordeaux-Aquitaine le jeudi 19 juin 2025.

"L'événement de Laschamp"

Spectacle de sortie de la Promotion 6 de l'École du tnba.
Conception : Phia Ménard avec les élèves-comédiens(nes).
Avec : Benoit Asnoune-Delbort, Laurie Atlan, Matthieu Bousquet, William Burnod, Apolline Clavreuil, Mattéo Cresto-Miseroglio, Marie de Dinechin, Mario de Miguel Conde, Vigga Sidénius Guldhammer, Matteo Perez, Lucrezia Rodighiero, Pauline Rousseau, Marion Rozé et Samuel Santos Aguiar.
Assistante à la mise en scène : Clarisse Delile.
Créateur son : Ivan Roussel.
Costumes : Fabrice Ilia Leroy.
Lumières : Phia Ménard.

Équipe technique de répétitions et jeu.
Régisseur plateau : Cyril Muller.
Cintrière : Marilou Lemoine.
Régisseur son : Sébastien Batanis.
Régisseur lumière : Christophe Turpault.
Électricienne de jeu : Jessica Poumes.

© Rodolphe Escher.
Habillage : Kam Derbali.
Stagiaire : Charlotte Donnenwirth.

Équipe technique de montage.
Régisseurs plateau : Denis Vernet et Frédéric Cloerec.
Cintrières : Camille Saraï et Lénaïc Pouliquen.
Régisseur et régisseuse lumière : Damien Pouillart et Véronique Galindo.
Électricien : Nasser Laoud.

Stagiaires durant la création : Héloïse Charcellay et Anna-Léna Boyé.
Et toute l'équipe permanente et intermittente du théâtre et de l'école qui a œuvré à la création du spectacle.
Durée : 1 h 15.
Représenté du mardi 17 au jeudi 19 juin 2025 au tnba - Théâtre national Bordeaux-Aquitaine, Bordeaux.

Yves Kafka
Lundi 30 Juin 2025
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