Théâtre

"L'enfant brûlé" L'amour transgressif… Comme pour mieux atteindre l'émancipation !

En adaptant sur scène un roman de l'auteur suédois Stig Dagerman ayant connu une carrière littéraire rapide et célèbre dans les années 1945-1949, Noëmie Ksicova, dans une mise en scène qui fait de la parole un média lisse et froid pour exprimer la violence des sentiments, donne à "L'enfant brûlé" une résonance particulière, entre membres d'une même famille, nourrie de transgressions et de rejets.



© Jean-Louis Fernandez.
Le rideau se lève sur un chez-soi. Puis la scénographie évolue avec deux décors, le premier est un autre intérieur avec, entre autres, une salle de séjour et une table à déjeuner, le second est une maison de vacances et ses pièces ouvertes sur un espace avec piscine où gambade le chien Mésa. L'évolution se fait vers un intérieur-extérieur comme à l'image des sentiments de nos protagonistes où leurs intimités ont été ébranlées par la mort, respectivement, d'une mère et d'une épouse, ayant bousculé la relation de Bengt (Théo Oliveira Machado) et Knut (Vincent Dissez), un fils et son père, pour se parachever ensuite par une extimité dans laquelle s'affiche pour l'un, officieusement, et pour l'autre, officiellement, leur libido et leurs vies amoureuses.

Entre eux, une forme de distance a lieu. Les voix sont, à dessein, un peu froides et automatiques, comme sans anicroche. Et pourtant. Leurs rapports ne sont pas vécus dans leur chair, mais avec détachement, comme si chaque personnage était conteur d'une histoire dont le "je" de narration était extérieur. Les histoires, violentes moralement, deviennent un fil narratif où chaque protagoniste semble être extérieur à la trame dont il est toutefois l'interprète principal.

© Jean-Louis Fernandez.
La pièce est librement adaptée du roman de Stig Dagerman (1923-1954) dans une mise en scène de Noëmie Ksicova. Écrit en 1948, le texte de l'écrivain suédois, très connu dans les années quarante avant d'arrêter l'écriture en 1949, sans donner publiquement de raison, avant de se suicider, raconte la mort et ses sentiments mêlés dans une relation familiale où le rejet, l'indifférence et la transgression cohabitent.

La violence de certains propos est nourrie par une diction où l'émotion est bâillonnée, les mots étant dits dans une même amplitude vocale comme si le fil de l'existence se déversait avec une même force sans que rien puisse l'arrêter. Cela semble glisser sans à coup dans l'élocution, même si les mots sont souvent d'une autre tournure, à savoir directe et abrupte.

On s'aime comme par automatisme sans montrer une réelle expressivité, même si les gestuelles, dans certaines scènes, peuvent être présentes. Les gestes et les regards manquent, à dessein, de tension et d'attention, bref d'expression amoureuse, comme si les protagonistes en étaient largement dépourvus. Et pourtant, l'amour est là, même le mariage. Ils aiment en trompant chacun la liaison filiale qui les unit.

© Jean-Louis Fernandez.
La mort donne lieu à l'amour qui, ensuite, donne lieu à la trahison puis au mariage. Tout est bousculé, car les repères n'en sont plus dans ce rapport familial abîmé, écorché. Qui du père et du fils devant l'absence de la mère où tout semble permis pour Bengt avec des statuts de parenté devenus ignorés, voire occultés.

On se touche peu, voire on s'évite du regard. Au début de la représentation, la parole se mêle au silence. Les relations entre Knut et Bengt se nourrissent dans un pré carré de dissensions. Puis, elles s'extériorisent et évoluent vers l'amour et le désir avec Bérit (Lumir Brabant) et surtout Gun (Cécile Péricorne). L'autre extérieur devient une échappatoire pour incarner, à défaut d'un degré de parenté respecté, un statut social.

Tout glisse sur ces corps où pourtant la violence prend racine dans une forme de fatalité, une sorte de mektoub que rien ne pourrait contrarier avec une libido qui a pris les armes pour mettre en pièces un rapport père-fils écorché. C'est dans ce capharnaüm de relations humaines, tant familiales qu'amoureuses, que le désir bouscule les repères, fixant les attentions amoureuses de Knut et Bengt envers une même femme, Bengt (Cécile Péricorne). On parle de suicide et les rires fusent par intermittence. On se caresse en évitant presque le regard de l'autre.

Une belle pièce intensive aux contours tragiques où l'amour transgressif est une bouée de sauvetage à laquelle se raccroche Bengt pour se libérer du degré de parenté qui le lie à son père en foulant son statut de fils pour atteindre celui d'homme.

"L'enfant brûlé"

© Jean-Louis Fernandez.
D'après le roman de Stig Dagerman (publié aux éditions Gallimard).
Adaptation : Noëmie Ksicova.
Traduction : Élisabeth Backlund.
Mise en scène : Noëmie Ksicova.
Assistant à la mise en scène : Antoine Hirel.
Avec : Lumîr Brabant, Vincent Dissez, Théo Oliveira Machado, Cécile Péricone et le chien Mésa.
Dramaturgie : Aurélien Patouillard.
Scénographie : Anouk Dell'Aiera.
Lumière : Nathalie Perrier.
Composition musicale, création sonore : Bruno Maman.
Son, collaboration à la création sonore : Mélissa Jouvin.
Costumes : Caroline Tavernier
Dressage, accompagnatrice du chien : Victorine Reinewald.
Collaborateurs : Jean-Philippe Bocquet, Marine Mussillon, Carole Willemot.
Production : Compagnie Ex-Oblique.
Durée : 2 h 20.

Du 27 février au 17 mars 2024.
Du mardi au samedi à 20 h, dimanche à 15 h.
Odéon Théâtre de l'Europe, Ateliers Berthier, Paris 17e, 01 44 85 40 40.
>> theatre-odeon.eu

Safidin Alouache
Mardi 5 Mars 2024
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