Théâtre

"L'éloge des araignées" Louise Bourgeois et son double… ou le passé recomposé

Une très vieille dame et une très jeune fille se rencontrent "accidentellement" dans l'atelier de l'artiste. La première, Louise, est en panne de création et la seconde, Julie, porte le chagrin d'une mère absente. Entre ces deux êtres vulnérables de par leur âge, le grand et le petit, va se (dé)nouer une complicité sans concessions voguant au gré d'un passé revisité. Au cœur de ce voyage immobile, les deux marionnettes et les trois comédiens, unis comme les doigts de la main, accompagnent leur quête d'une infinie délicatesse.



© Matthieu Edet.
Ce fut comme une apparition… Celle du pantin de Louise Bourgeois tenu en mains par les deux comédiennes et le comédien. Trouant le silence, la marionnette saisissante de vérité scrute la salle, interloquée par ce qu'elle découvre… un public où les enfants se taillent la part belle. Quand elle ouvre grand la bouche, la stupeur dépassée, c'est pour prononcer des mots sans appel - "Qui sont ces gens ? Désolée, je n'aime pas les enfants…" - qui semblent laisser les trois artistes déconcertés par la rébellion de leur créature. Refusant alors leur assistance, elle les congédie… jusqu'à s'apercevoir que, une comédienne partant avec son bras articulé, elle a - évidemment - besoin de leur aide.

Cette entrée en matière réjouissante, et ô combien significative du tempérament peu facile de l'artiste, ouvre la "voix" aux souvenirs enfouis… Enfant "manquée" (ses parents désiraient un fils), il n'est pas trop étonnant, qu'à son corps défendant, elle commence par rejeter à son tour la fille de son assistant de vie, un modèle réduit d'elle-même, insupportable ! Mais très vite, le pantin espiègle de Julie va devenir sa meilleure alliée sur le chemin des découvertes à rebours. Pelotes de laine et fils tendus apparaissent pour ce qu'ils sont : les traces erratiques d'une enfance passée dans le giron d'une mère tisserande, restaurant des tapisseries d'art.

© Matthieu Edet.
L'univers personnel de l'artiste se dévoile en faisant irruption sous forme du ballet de trois araignées tissant elles aussi leurs toiles dans la nuit du plateau. Une nuit rappelant celle où son père aimé malgré tout (il imposait une relation extra-conjugale sous leur toit) lui contait des histoires. Ambiguïté d'une relation au père, objet autant d'attirances (elle voulait le séduire comme lui séduisait les femmes) que de rejets violents ("Mon père cassait des assiettes et c'est moi qui me sentait cabossée"), tissant un fil ténu pour relier entre elles ses œuvres "déchirées" par ce conflit sans issue. Ambiguïté d'une relation à la mère, femme intelligente et protectrice certes, mais aussi captatrice, l'ayant enserrée dans la toile a priori bienveillante qu'elle tissait autour d'elle. En nommant sa monumentale araignée "Maman", elle célébrera sa génitrice tout en coupant le fil aliénant.

Mais sur le plateau, rien n'est dit qui pourrait effrayer… Tout n'est que poésie en actes, propositions ludiques à s'emparer comme un test de Rorschard disant "la vérité" du regardeur. Ainsi l'adorable Julie ne verra que désordre - là où l'artiste revendiquera l'œuvre de sa vie - et s'exclamera : "Votre mère était une araignée ? Et votre famille, des immeubles !", découvrant les yeux écarquillés les constructions de l'évasion new-yorkaise. Ainsi se dit la vérité du monde au travers des regards qui le découvrent.

© Matthieu Edet.
Ainsi de l'épisode de la figurine humaine sculptée par le père dans une peau d'orange, veillant à ce que l'entrejambe soit placé à l'endroit exact de la tige de manière à ce que, lors de l'épluchure, jaillisse une protubérance exhibée fièrement devant les invités, hilares. Si l'on peut avec eux rire de la surprise de ce geste (ré)créatif, l'on imagine dans le même temps la gêne, voire l'humiliation ressentie par la petite fille, à jamais blessée psychiquement par cette plaisanterie d'un goût relatif la rejetant sine die dans la sous-catégorie de "la femme privée de phallus", elle qui aurait dû selon les vœux parentaux naître garçon.

De tribulation en tribulation, on suivra l'itinéraire onirique des deux complices, étayant mutuellement leur solitude dans un esprit railleur n'excluant pas une gravité latente. Évocation amusée des personnages de mie de pain qu'elle décapitait à l'envi, recherche tragi-comique d'un corps mis à mal par des tiraillements internes définitivement insolubles dans l'eau froide de la rivière coulant sous le pont, elle désormais trop vieille pour en franchir le parapet comme lui fait remarquer malicieusement la petite fille.

© Matthieu Edet.
Fragmenter, rassembler, réparer, tel apparaît le sésame d'une démarche artistique puisant son inspiration dans les plis d'une existence vécue sous le signe du trouble. Détruire, dit-elle, avec énergie pour reconstruire avec frénésie une œuvre trouvant place désormais dans les plus grands musées du monde. Ainsi, la petite fille, sourire en banane, sera-t-elle exhortée à piétiner de ses petits pieds rageurs les éclats d'assiettes brisées par le père. De même "la Femme-Maison" (œuvre symbolique du dilemme vécu entre enfermement et protection familiale) fera-t-elle une apparition remarquée avec sa fumée s'échappant de la cheminée.

Ainsi la toile de l'araignée salvatrice, réparant avec "père-sévérance" la personne de Louise Bourgeois au fur et à mesure de la menace de sa destruction fantasmée, offre-t-elle la métaphore maternelle d'une résilience vécue in vivo grâce à l'entremise de deux pétulantes marionnettes - humaines, plus qu'humaines - manipulées de mains de maître. Un très beau moment de théâtre, recomposant avec humour le passé d'une grande "dame artiste" pour le faire "entendre" toutes générations confondues.

Vu le mardi 31 mai 2022 au TnBA, Salle Vauthier, à Bordeaux. Les représentations se sont déroulées du 31 mai au 4 juin 2022.

"L'éloge des araignées"

© Matthieu Edet.
Texte : Mike Kenny.
Traduction : Séverine Magois.
Mise en scène : Simon Delattre, assisté de Yann Richard.
Avec : Maloue Fourdrinier, Simon Moers, Sarah Vermande.
Dramaturgie : Yann Richard.
Scénographie : Tiphaine Monroty, assistée de Morgane Bullet.
Création marionnettes : Anaïs Chapuis.
Lumière et régie générale : Jean-Christophe Planchenault.
Construction décor : Marc Vavasseur.
Assistante scénographe et régisseuse : Morgane Bullet.
Théâtre-marionnette à partir de 8 ans.
Durée : 1 h.
Production Rodéo Théâtre.

Tournée
19 octobre 2022 : L'Agora - Scène nationale de l'Essonne, Évry-Courcouronnes (91).
8 novembre 2022 : La Criée - Théâtre national, Marseille (7e).
10 novembre 2022 : Théâtre Gérard Philipe CDN, Saint-Denis (93).
16 mars 2023 : Théâtre de la Coupe d'Or, Rochefort (17).
17 mars 2023 : Le Gallia, Rochefort (17).

Yves Kafka
Mardi 7 Juin 2022
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