Théâtre

"L'Odyssée des foireux" Rires d'hommes entre deux pluies…

Mais de qui sont-ils le nom, ces deux magnifiques clochards célestes plantant ingénument leur regard océanique dans le nôtre, jusqu'à nous faire chavirer dans leur monde ? Un monde déserté par le commun et habité pour autant par l'ordinaire, un monde extraordinairement banal. Qui sont-ils ces deux baladins, unis à la vie à la mort jusqu'à ne faire qu'un, pour épouser les déshérences immobiles de deux êtres contemplant l'infini vertige d'être là, devant nous, dans le décor des murs imbibés de pluie de L'Atelier des Marches, en attente d'un je ne sais quoi restant - qui en eût douté ? - sans réponse, Dieu s'étant tu depuis belle lurette…



© Jean-Baptiste Bucau.
Du Beckett sans Beckett, les deux larrons Matthieu Boisset et Daniel Strugeon - répliques mnésiques de Mercier et Camier - s'étant affranchis du maître à penser (en rond) laissent libre cours à leur imaginaire débridé, surfant à l'envi sur leur vague à l'âme existentiel dont ils font matière à (ré)jouir. Une bicyclette, un sac à dos, une parka, un parapluie à baleines à partager sont leurs seuls biens terrestres, mais peu importe… la richesse étant ailleurs pour ceux qui, sur un plateau noir et humide, ont la tête dans les nuages et le nez au vent du grand large.

Une heure durant nous allons les suivre pas à pas, roue à roue, leurs tribulations articulées aux éclats de leurs mots nourrissant notre rêverie vagabonde. "Ma jeunesse ne fut qu'un ténébreux orage, traversé çà et là par de brillants soleils", confiait Baudelaire. Ici, la pluie intermittente s'est substituée à l'orage et les éclats de rire font office de brillants soleils. Car leur voyage au bout de nulle part n'est qu'en apparence un surplace en sol glissant, tant leurs échanges, si tendus peuvent-ils être parfois, constituent un itinéraire (é)mouvant menant - à l'épreuve de la route - vers encore plus de fraternité vécue.

© Jean-Baptiste Bucau.
Parler aussi du silence. Ce silence augural qui règne en maître des lieux, silence précédant l'entrée en scène successive des deux compères dévisageant longuement les "assis" comme on le ferait vis-à-vis d'intrus s'immisçant dans l'intimité de l'histoire à venir, une histoire qui n'appartient à personne, ni à eux, ni aux spectateurs. Plan large puis très rapproché sur Mercier et Camier franchissant toute la largeur du plateau, yeux dans les yeux, pour se rejoindre jusqu'à presque s'embrasser sur les lèvres… Alternant dialogues au style direct et commentaires délivrés à la troisième personne, les protagonistes énoncent la genèse foireuse de leur odyssée fictive.

Humour savoureux, "- Si on s'assoyait, ça m'a vidé… - Tu veux dire s'asseyait ? - Assoyons-nous alors.", des règles de conjugaisons élevées à la hauteur des règles de vie de ces deux paumés sans attache. Poésie de la pluie effaçant les traces de leur passé, pour ouvrir sur un ciel d'azur… avant la prochaine averse, et vice-versa (à grand seau d'eau). Anarchisme débonnaire, "- À qui cette bicyclette ? - Admettons qu'elle soit à nous. - Soyons francs : elle est à nous.", trouant l'esprit de sérieux pour porter haut le goût de la fantaisie joyeuse. Une fête des "sens".

© Jean-Baptiste Bucau.
Les grincements du vélo ployant sous le poids conjugué des deux acolytes en mal de nature, les rires d'une "franche gaieté" (commentaire à la troisième personne) causés par la fistule arrière de l'un des deux, peuplent le voyage immobile de leurs éclats stridents sur fond d'échanges iconoclastes : "- Qu'avons-nous fait à Dieu ? - Nous l'avons renié." Le jeu de la provocation se poursuit à fleurets mouchetés envoyant l'un des deux à un trépas de théâtre, avant de défier, tel un Dom Juan ressuscité, la puissance divine en lançant vers les cintres le parapluie défait. Pluie, parapluie et entrain contagieux, une triade conduisant tout naturellement au morceau d'anthologie de Gene Kelly interprétant "Singing in the rain"… sauf que là - on n'est pas looser pour rien - le pépin restera désespérément coincé.

Aux moments d'euphorie succèdent des accès de lucidité désespérants ("Finalement seul, malade, dans le froid, empêtré dans une histoire sans issue…") auxquels font suite des instants de pure insouciance comme celui où l'un se goinfre d'un œuf extrait d'une poubelle providentielle alors que l'autre sous la pluie drue se gargarise "à l'aveugle" (cf. Tirésias) de considérations mythologiques débouchant sur cette saillie digne des philosophes stoïciens : "Finalement, il fait le même temps que toujours, avec cette différence qu'on s'y habitue".

La mise en abyme finale, atteinte en état de quasi lévitation, rendra aux personnages, aux acteurs les interprétant (magnifiquement) et au public les observant, leur place… confondue dans la même entité magnétique : celle d'une existence à ne surtout pas prendre au sérieux sous peine d'en être privé à jamais. Un très beau moment de théâtre, saisissant de vérité humaine.

Sortie de résidence. Vu le jeudi 22 juin 2023 à l'Atelier des Marches (de Jean-Luc Terrade), Le Bouscat (33).

"L'Odyssée des foireux"

© Jean-Baptiste Bucau.
Librement inspirée des romans de Samuel Beckett.
Mise en scène : Matthieu Boisset et Daniel Strugeon.
Jeu : Matthieu Boisset et Daniel Strugeon.
Par la Compagnie Dies Irae.
Durée : 1 h.

Du 15 au 18 février 2024.
Jeudi, vendredi et samedi à 20 h 30, dimanche à 16 h.
Au Lieu sans nom, Bordeaux (33), 09 54 05 50 54 ou 06 62 29 92 95.
>> lelieusansnom.fr
collectif.lescure@gmail.com ou ciediesirae@free.fr

© Jean-Baptiste Bucau.

Yves Kafka
Mardi 13 Février 2024
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