Théâtre

"L'Établi"… Chronique d'un avant mai 68… Quand des intellectuels militants côtoyèrent les masses ouvrières

"L'Établi", Comédie de Picardie, Amiens (80)

Il y a 50 ans éclatait mai 68, il y a 40 ans paraissant "L'Établi", il y a 25 ans naissait la Cie du Berger. Et en 2018, retour sur une expérience ouvrière peu ordinaire, oublié, mais à l'intérêt documentaire pertinent - et plein d'enseignement - en ces temps de dislocation syndicale, de désagrégation sociale sur fond de libéralisme exacerbé.



© Ludo Leleu.
C'est la proposition de la compagnie du Berger, troupe à l'expression militante récurrente, à la permanente combativité artistique et pourvue d'un engagement générateur d'une créativité ambitieuse, imprégnée de collectif, soucieuse d'authenticité. Tout en ayant gardé un esprit festif… et populaire… au sens où le peuple aime vraiment à l'entendre !

"L’Établi" est l'histoire d'une immersion, celle de Robert Linhart, sociologue et écrivain, qui entre en 67, dans le cadre du mouvement des "établis", comme ouvrier spécialisé dans l'usine Citroën de la porte de Choisy à Paris. L'intention est ici de vivre le quotidien des ouvriers dans une grande entreprise industrielle parisienne. Assimiler les gestes sans cesse répétés, découvrir les cadences infernales des chaînes de production déshumanisées, apprendre la notion de rentabilité souveraine au détriment des conditions de travail, les relations faussées avec le patron, où la supériorité hiérarchique assène insidieusement sa violence.

© Ludo Leleu.
Rarement une expérience aussi inhabituelle - des centaines de militants intellectuels iront travailler dans les usines - aura été tentée dans cette bonne vieille Europe, et en France en particulier où une révolution "moderne" modifia pour des décennies non pas les modes de pensée mais le cadre dans lequel celles-ci s'inscrivaient, offrant ainsi plus de liberté à certaines d'entre elles.

Sur scène, une dizaine d'artistes accompagnés par la musique - jouée en direct - pour restituer la véracité de la lutte des classes dans un univers industriel sonore et bruyant, métallique et rude. Un immense montage "tôles et ferrailles" cadre un décor où l'acier semble suer de l'huile ; où les carcasses automobiles - vidéos dévoilant les différentes chaînes de fabrication dont l'infernale presse d'emboutissage - attendent le début de leur vie mécanique.

Musiques et bruitages imposent leur présence, entre sirènes stridentes, entrechocs de métaux et riffs guerriers de guitare émanant d'un second plan vitré et enfumé, atelier imaginaire d'un probable enfer sonore et musicale. Chacun vaque à ses occupations laborieuses dans une manière de chronique prolétarienne qui démarre par le jour d'embauche de "l'établi"… Et se poursuit jusqu'aux premières grèves qui détermineront le destin de nos protagonistes.

© Ludo Leleu.
On est ici dans un mix réussi de formes théâtrales documentaire, historique et politique, où différentes situations ou attitudes - dramatiques, sociales, sociétales, idéologiques - apparaissent ouvertement ou en filigrane : le communautarisme et la variété des nationalités représentative des vagues d'émigration des années cinquante, le syndicalisme et sa légitimité, le pouvoir des cadres, la justification du militantisme quel qu'il soit, les relations ouvrières, le choix des revendications, etc.

La mise en scène d'Olivier Mellor vise la reconstitution manufacturière, d'où émane la sueur travailleuse, les fumées et les poussières industrieuses et le brouhaha des machines-outils vomissant leurs tonitruantes partitions. En appui de cette astucieuse mise en espace, immense atelier où s'exercent, simultanément ou successivement, les diverses activités voués à l'assemblage de la "deudeuche", des vidéos montrent, dans un réalisme documentaire, des déambulations humaines et d'autres, plus monstrueuses, de pièces sur les chaînes d'assemblage ou de façonnage. Les comédiens, interprètent, avec précision, avec une réelle énergie, une densité dévoilant une forte implication, une reconstitution qui n'en est pas une mais dont la puissance de jeu ne trahit aucune prise de position, si ce n'est celle collective, connue, de la Cie du Berger.

© Ludo Leleu.
Celle-ci n'use pas de prise de recul analytique sur une période riche en multiples interprétations, ne voulant pas dogmatiser le propos, mais aborde les dix mois d'immersion de Robert Linhart comme un terrain, une friche, toujours à explorer, à questionner, source d'étonnement mais aussi d'espoirs à renouveler. Le livre de Linhart, la création de la compagnie du Berger sont une représentation d'un fait nécessaire, pertinente, utile, entrant dans leur engagement artistique et humain, ce qui est également peut-être encore le cas pour certains d'entre nous.

N'oublions jamais qu'un jour, un peuple (du moins une partie de celui-ci) essaya de prendre son destin en main. Et créa mille infimes espoirs, mille petits décalages idéologiques, mille petites joyeuses vibrations pour changer notre société, mille petits riens qui changèrent le quotidien… et perdurent encore… parfois. Il serait peut-être temps de renouveler cette espérance !

Encore aujourd'hui, la négation de mai 68, ou la volonté d'en effacer l'héritage, est le résultat - comme un effet de bombe à retardement révolutionnaire - de l'importance de ce qui s'est produit il y a cinquante ans. Cette réfutation, cette volonté d'effacement sont les meilleures preuves de son inexorable empreinte.

Spectacle vu au Théâtre de Théâtre de l'Épée de Bois à Paris.

"L'Établi"

© Ludo Leleu.
Auteur : Robert Linhart.
Mise en scène : Olivier Mellor.
Avec : Aurélien Ambach-Albertini, Mahrane Ben Haj Khalifa, François Decayeux, Hugues Delamarlière, Romain Dubuis, Éric Hémon, Séverin “Toskano” Jeanniard, Olivier Mellor, Stephen Szekely, Vadim Vernay et la voix de Robert Linhart.
Musiciens, musique originale : Séverin "Toskano" Jeanniard, Romain Dubuis, Olivier Mellor, Vadim Vernay.
Son : Séverin Jeanniard, Benoit Moreau, Vadim Vernay.
Lumière : Olivier Mellor.
Scénographie : Séverin Jeanniard, Olivier Mellor, François Decayeux.
Vidéo : Mickael Titrent, Ludo Leleu.
Par la Compagnie du Berger.
Durée : 1 h 30.

© Ludo Leleu.
A été représenté du 7 juin au 1er juillet 2018.
Au Théâtre de l'Épée de Bois, Cartoucherie de Vincennes, Paris 12e.
A été représenté du 6 au 29 juillet 2018.
À Présence Pasteur, Grande Salle, dans le cadre d'Avignon Off.

Du 10 au 12 octobre 2018.
Mercredi à 19 h 30, jeudi et venderdi à 20 h 30.
Comédie de Picardie, Amiens (80), 03 22 22 20 20.
>> comdepic.com

© Ludo Leleu.

Gil Chauveau
Vendredi 28 Septembre 2018
Dans la même rubrique :