Lyrique

"L'Élixir d'amour", un cocktail euphorisant à Bastille

Le chef-d'œuvre comique de Gaetano Donizetti revient à Paris dans la brillante production de Laurent Pelly jusqu'au 25 novembre. Cet "Élixir d'amour", créé en 2006, se révèle toujours aussi euphorisant, relevé en cette saison anniversaire de l'Opéra de Paris par les saveurs intenses d'une équipe artistique de choix.



© Guergana Damianova/OnP.
Il est des œuvres qui rencontrent un jour le metteur en scène qui fixe pour longtemps leur proposition scénique idéale. Cet "Elisir d'amore" bucolique transposé dans une campagne qui semble tout droit sortie d'une comédie italienne ("Pain, amour et fantaisie" de Luigi Comencini selon l'aveu même de Laurent Pelly) en est un exemple brillant. On n'a guère envie aujourd'hui d'imaginer un autre écrin pour cet "opera buffa", œuvre superbe de gaieté et d'ironie légère, conçue en 1832 par un compositeur dont la vie aurait pu inspirer quelques décennies plus tard à un Zola un de ses romans naturalistes tristes à pleurer.

Mais reprenons : dans la bouffonnerie irrésistible d'une intrigue pleine de tendresse se retrouve (entre autres) le thème de la pauvreté du "contadinesco" - avec Nemorino, son héros un peu fruste. Un déterminisme social d'ailleurs joyeusement transcendé par l'imagination d'un librettiste, Felice Romani, plus créatif qu'on ne l'a dit dans cette parodie de la légende de Tristan et Iseut.

Laurent Pelly a ainsi choisi la transposition à la fois universelle (un paysage rural familier d'ici ou d'ailleurs) et fortement suggestive (avec des costumes et objets ressuscitant une mythologie des années soixante) en déclinant les thèmes du jeu (Adina et Nemorino sont amis d'enfance) et du marivaudage amoureux dans une esthétique évoquant clairement le cinéma (italien donc).

© Guergana Damianova/OnP.
Dans le beau décor de Chantal Thomas, la pyramide de bottes de foin à l'acte un rappelle les rapports de classe régissant les relations entre les personnages. Adina, cette riche fermière coquette qui mène son monde à la baguette, se joue avec cruauté du petit paysan illettré et amoureux.

Mais cette montagne de foin permet aussi aux protagonistes d'esquisser un ballet enjoué et comique à force de chutes et de glissades. Un ridicule qui illustre et disqualifie d'entrée de jeu (par exemple) la prétention du matamore Belcore. On rit vraiment beaucoup grâce aux nombreux gags visuels (tel ce chien qui traverse deux fois le plateau avec un succès indéniable) qui émaillent le spectacle.

Cette pyramide disparaîtra au deuxième acte au profit de deux tas de foin aux dimensions équivalentes côté cour et côté jardin quand les relations entre Nemorino et Adina se rééquilibrent au profit du premier - qui a pris de l'assurance en même temps qu'il a bu de cet élixir miraculeux (un vin de Bordeaux en fait).

© Guergana Damianova/OnP.
Les jeux de lumière superbes de Joël Adam ne rythment pas seulement les heures ; elles marquent subtilement l'évolution des états d'âme, des sentiments et des caractères. Bref, la mise en scène brille encore de tous ses feux ; son comique explosif (douze ans après sa création) scellant la force (ou vis comica) inégalée de la lecture de Laurent Pelly.

Les interprètes de cette reprise ne brillent pas moins, succédant pourtant à tant de beaux artistes dans l'histoire de cette production. Étienne Dupuis est un Sergent Belcore parfaitement campé, même si les aléas de ses placements sur la scène ne favorisent pas toujours la projection de sa voix (seul petit bémol de ce spectacle).

Gabriele Viviani est un Docteur Dulcamara au burlesque étudié, très au point dans ce numéro irrésistible de basse bouffe. La Giannetta de la soprano Adriana Gonzalez (issue des rangs de l'Académie maison) ne manque ni de charme ni d'abattage, ornant avec talent un chœur aux interventions non moins délectables.

© Guergana Damianova/OnP.
Mais le plaisir que dispense le couple formé par Lisette Oropesa et Vittorio Grigolo dans les rôles principaux est à marquer dans les annales des meilleures interprétations. Avec la générosité de leur incarnation, la ductilité de leur expression dans les registres comique ou lyrique, ils nous ravissent en nous soustrayant tout de bon aux gris soucis du quotidien.

La soprano américaine, après sa mémorable prise de rôle de la reine Marguerite dans "Les Huguenots", impressionne une fois de plus tant sa performance subjugue en une fascinante Adina, dotée décidément d'une agilité phénoménale.

Vittorio Grigolo rappelle, quant à lui, qu'il est un des meilleurs ténors aujourd'hui. Avec l'évidence du charisme scénique le plus ravageur, son Nemorino à la vocalité enchanteresse (un "dadais" au début évoluant en un personnage plus sûr de lui) est un bonheur de chaque instant. C'est que l'ivresse joyeuse du chanteur rejoint idéalement celle du personnage.

Tous sont soutenus par la direction pleine de fougue du jeune chef Giacomo Sagripanti, qui semble faire parler à l'orchestre sa langue natale - une langue au rythme et aux couleurs éminemment donizettiennes.

© Guergana Damianova/OnP.
Du 25 octobre au 25 novembre 2018.

Opéra de Paris,
Place de la Bastille, Paris 12e.
Tél. : 08 92 89 90 90.
>> operadeparis.fr

"L’Élixir d'amour" (1832).
Melodramma giocoso en deux actes.
Musique de Gaetano Donizetti (1797-1848).
Livret de Felice Romani.
En italien surtitré en français et en anglais.
Durée : 2 h 45 avec un entracte.

© Guergana Damianova/OnP.
Giacomo Sagripanti, direction musicale.
Laurent Pelly, costumes et mise en scène.
Chantal Thomas, décors.
Joël Adam, lumières.

Lisette Oropesa, Adina.
Vittorio Grigolo, Nemorino.
Étienne Dupuis, Belcore.
Gabriele Viviani, Il Dottor Dulcamara.
Adriana Gonzalez, Giannetta.

Orchestre et Chœurs de l'Opéra de Paris.
Alessandro di Stefano, Chef des chœurs.

Christine Ducq
Mardi 30 Octobre 2018
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