Théâtre

"L'Écume des jours"… Étonnant et détonnant !

C'est une pièce renversante montée par Claudie Russo-Pelosi à partir d'un roman qui l'est tout autant même si, de son vivant, Boris Vian n'a pas connu la popularité et la reconnaissance qu'il obtiendra ensuite. Dans une mise en scène qui s'appuie aussi sur quelques-unes de ses chansons, sur l'un de ses poèmes et sur le jazz de Duke Ellington, bousculé par un rap, l'amour entre Chloé et Colin prend une tonalité presque surréaliste en écho au style de l'artiste.



© Les Joues Rouges.
Boris Vian (1920-1959), l'homme aux mille qualités artistiques et aux mille vies. Scientifique, démarrant sa vie professionnelle à l'AFNOR (Agence Française de NORmalisation), musicien, écrivain, nouvelliste, chroniqueur, chanteur, poète, dramaturge, critique musical, directeur artistique, Satrape du collège de Pataphysique, il a touché, marqué et influencé différents domaines de l'art. Grand animateur de Saint-Germain-des-Prés où il a été l'un des premiers musiciens du célèbre Tabou, il avait pour passion le jazz et a joué un moment en tant que trompettiste dans le groupe de Claude Luter (1923-2006). Il a influencé des artistes comme Gainsbourg (1928-1991) par ses compositions et ses interprétations. Sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, il a écrit aussi des romans, de type américain, dont le plus connu, "J'irai cracher sur vos tombes" (1946), lui a valu autant la célébrité que les ennuis fiscaux.

Mettre en scène un roman est toujours un exercice de réécriture et celui que la troupe "Les Joues Rouges" effectue de "L'Écume des jours" (1946) donne à l'œuvre une lecture théâtrale vive, condensée et musicale. Le roman a eu une reconnaissance tardive, bien après la mort de l'écrivain et bien qu'il ait eu l'appui de Raymond Queneau (1903-1976) et de Jean-Paul Sartre (1905-1980) lors de sa parution. Il a été écrit très rapidement, de mars à mai 1946. C'est une histoire d'amitiés, de désirs, d'amours, de maladie, de mort, de solitude et de couples autour, entre autres, de Chloé (Lou Tilly) et Colin (Ethan Oliel), de Chick (Stéphane Piller) et Alise (Aurore Streich).

© Pierre Delaup.
La scénographie a un cachet particulier avec son pianocktail côté cour, le fameux instrument inventé dans ce roman par Vian qui permet, comme son nom l'indique, de faire des cocktails tout en jouant du piano. Certains ont essayé de le créer réellement. On peut ainsi boire son morceau préféré avec, selon la note et sa durée, une dose plus ou moins longue de boisson.

La scénographie est découpée en trois parties. C'est au milieu du plateau que se déroulent toutes les situations. Côté jardin, le bureau de l'auteur (Quentin Bossis) avec sa petite lampe et sa machine à écrire dont on entend le crépitement des caractères avec ses barres du même nom sur le papier. Ce bruitage donne une atmosphère de composition littéraire. Le romancier crée son œuvre au milieu de ses personnages et des situations qui s'y déroulent.

Cela reprend une idée de Raymond Queneau (1903-1976), ami de Vian et son jumeau artistique de talent dans "Vol d'Icare" (1968) où les caractères s'évadent du roman. Là, à l'inverse, ils s'en immiscent, car créés au fil de l'eau, le plateau étant la projection des idées de l'écrivain dont on imagine que c'est Boris Vian… même si physiquement, il ne lui ressemble pas.

L'inspiration de l'auteur à sa table crée à rebours la fable sur scène qui bouscule l'œuvre écrite. La durée s'écoule à l'inverse des faits avec un tableau joué qui est ensuite écrit comme si ce qui se déroulait était l'instant avant toute élaboration verbale, inscrit dans un inconscient projeté sur scène où les mots entrouvrent le conscient qui permet la création sur papier. Ainsi les pensées sont doublées par l'action qui se retrouve fixée dans un temps indépassable, d'une œuvre écrite, dans une temporalité qui est celle du théâtre.

Ainsi, les personnages sont réels puisque sur les planches et imaginaires, car composés dans la tête de leur créateur, à l'intersection de ces deux mondes où seul l'imagination tisse avec délice ses différents fils de narration. C'est une création janusienne où on reconnaît autant la patte de Boris Vian que celle de Claudie Russo-Pelosi qui y a mêlé, dans cette œuvre romanesque, un style cabaret avec des chansons et de la musique. Nous sommes ainsi à un carrefour entre les dits, les paroles et les notes.

L'oralité est dépassée par le langage corporel qui se moule dans celui de l'écrit. Ce sont sur ces trois axes que s'inscrit une durée qui se déroule de façon accélérée, souvent légère et parfois abrupte. Temps de création d'un auteur et d'amours toujours furtives des personnages, happé par un désir élastique pour Schick ou par la mort pour Chloé.

© Pierre Delaup.
Aussi le tempo est toujours vif avec des ruptures musicales donnant des moments de repos, comme si les minutes étaient à l'arrêt au travers des œuvres immortelles de Duke Ellington (1899-1974). L'instant se marie à l'éternel, le mouvant à une fixité. Les personnages trépignent d'impatience et d'insouciance ou trépassent alors que l'art, musical ici, les enlace et se glisse au travers des méandres existentiels. C'est ce rapport toujours à la mort et à la vie qui frappe tous les caractères au travers d'instants de vie et de mort, physique ou symbolique, rythmés par l'amour.

Les tableaux s'enchaînent accompagnés de chansons et de poèmes avec une musique très omniprésente. Celle-ci est jouée, en alternance pour cette représentation comme pour la quasi-totalité des comédiens, par Loue Échalier au pianocktail qui est pour l'occasion un vrai piano, le mécanisme à sa construction n'étant pas l'objet d'une scénographie. Ces accroches, ces ajouts viennent directement de l'œuvre de Vian et apportent des ruptures de jeu très intéressantes qui bousculent le fil de l'histoire.

© Pierre Delaup.
On remonte ainsi le temps sur des compositions qui ont été créées après "L'Écume des jours". Le présent des planches s'offre un futur déjà passé. On voit aussi Jean-Sol Patre (Stéphane Piller) dans une imitation, façon Gainsbourg, dans sa fameuse conférence(*) où il expose sa philosophie à un public de profanes dont le titre a été quelque peu détourné, de façon humoristique, en "L'existentialisme est un rhumatisme".

Les ruptures de jeux sont multiples, allant de l'émotion la plus sensible, incarnée essentiellement par Colin, à celle détachée et un brin méprisante de Jean-Sol Patre. C'est un cocktail d'émotions allant d'une joie très expressive à une détresse face à la vie. Au sortir d'une Seconde Guerre mondiale dont les horreurs et le génocide étaient connus, ces couples de jeunes oscillent entre le désir de vivre l'instant présent avec une durée volontairement abrégée pour Nicolas et Chick ou non consentie pour Colin et Chloé, touchée par une mort aussi soudaine que mystérieuse. Sur cet équilibre où l'insouciance pose son baluchon, la responsabilité semble prendre une pause. Vivre serait une conséquence d'actes sans conséquence. Comme en écho à l'état d'esprit des zazous.

Se greffent des chansons comme "J'suis snob" (1954) ou "Fais-moi mal Johnny" (1956). Du rap fait irruption, de façon surprenante, avec le médecin de Chloé (Adrien Grassard), assis au préalable dans le public. Il devient animateur en bousculant le public avec humour. Il chante du rap accompagné par le tempo buccal de Stéphane Piller au micro. Ainsi, le grand écart est effectué entre rap, jazz et style Saint-Germain-des-Prés. Cette irruption est audacieuse car elle donne une touche comique à la représentation même si elle est en dehors des clous d'un type de musique que Vian n'a pas pu connaître.

Des bouquets de fleurs couvrent Chloé comme une couverture sur son lit de mort. Le tableau est très beau. "Chloé" dont on entend aussi les premières notes d'une composition du même nom de Duke Ellington. Puis lumière sur elle, debout, avec un éclairage aux zébrures noires dessinant un nénuphar sur son cœur alors qu'elle récite "J'voudrais pas crever" (1952). Puis photo avec un polaroid comme au début de la pièce de tous les personnages avec cette fois-ci le romancier et la pianiste avant le tomber de rideau, comme pour fixer l'instant d'une vie pour ne pas s'oublier à la mort. "Cette histoire est entièrement vraie puisque je l'ai imaginée d'un bout à l'autre", phrase qui est dans l'avant-propos de "L'Écume des jours" et qui finit le spectacle.

C'est envolé, beau, vivant, une création où la poésie côtoie la musique et la fantaisie dans une mise en scène plus que réussie de Claudie Russo-Pelosi qui respecte l'esprit de l'auteur, celle d'être original jusqu'à l'absurde en mettant les doigts dans chaque prise artistique pour donner une pièce enjouée et lumineuse !

(*) "L'existentialisme est un humanisme", conférence donnée à Paris le 29 octobre 1945 et publiée en 1946.

"L'Écume des jours"

© Pierre Delaup.
Texte : Boris Vian et Claudie Russo-Pelosi.
Mise en scène : Claudie Russo-Pelosi.
Direction d'acteurs : Christos Paspalas.
Avec : Aurélien Raynal ou Quentin Bossis, Loue Échalier ou Marie Jouhaud, Ethan Oliel ou Baptiste Hérout, Lou Tilly ou Léa Philippe, Charles Garcia, Claudie Russo-Pelosi ou Sara Belviso, Stéphane Piller, Émilie Le Néouanic ou Aurore Streich et Adrien Grassard.
Musique et chansons : Boris Vian.
Production : Les Joues Rouges.
Durée : 1 h 20.

Du 15 juin au 16 octobre 2022.
Du mercredi au samedi à 19 h, dimanche à 16 h.
Théâtre Lucernaire, Paris 6e, 01 45 44 57 34
>> lucernaire.fr

Safidin Alouache
Jeudi 4 Aout 2022
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