Théâtre

"Keine Menschenseele" par le groupe Laokoon, un purgatoire des voix et d'êtres automates "fabriqués en Autriche"

Les morts parlent librement et les voix sont libérées du corps pour mettre en question le sens de l'humanité dans "Keine Menschenseele" ("pas une âme") signé par le groupe Laokoon (Cosima Terrasse, Moritz Riesewieck, Hans Block). Au cœur du purgatoire des voix, Ella (Caroline Baas), Peter (Philipp Hauss), Walter (Hans Dieter Knebel) et Luziwuzi (Lukas Watzl) sont émetteurs et réceptacles de celles qui sont à la fois les leurs et pas les leurs.



© Susanne Hassler-Smith.
La salle de bal historique du Kasino am Schwarzenbergplatz, jadis le palais privé de l'archiduc Ludwig Viktor, est transformée en salle des serveurs pour "Keine Menschenseele" créé par Laokoon (Cosima Terrasse, Moritz Riesewieck, Hans Block). Un petit chandelier baroque suspendu au milieu de la scène semble déplacé parmi des câbles verts emmêlés qui lient le plafond et le sol comme des vignes. Les boîtes en verre (ou des cercueils, selon la perspective) élaborent la scène minimaliste qui profite de l'expressivité de l'éclairage (signé Norbert Gottwald) et tire sa vie des synthèses de voix spécifiquement désignées pour la taille et l'acoustique de la salle par le technicien sonore Michael Pucher.

Le topos classique du théâtre comme lieu où parlent des morts est pris au pied de la lettre. La représentation l'expérimente ainsi avec toutes sortes de voix venant de plusieurs dimensions : de l'au-delà, de l'histoire de l'humanité et en faisant référence à l'intelligence artificielle. Les voix sont émises indépendamment du corps et les quatre figures sur scène Ella (Caroline Baas), Peter (Philipp Hauss), Walter (Hans Dieter Knebel) et Luziwuzi (Lukas Watzl) sont dans un même temps des émetteurs et des accessoires-victimes des voix qui les transgressent.

© Susanne Hassler-Smith.
Dépossédés d'eux-mêmes et du sens classique d'être humain, ils hantent la scène par des mouvements corporels qui semblent programmés, leurs voix imprégnées d'échos subtils, comme lorsqu'on entend quelqu'un dans un haut-parleur. Ils basculent constamment entre l'humain et l'humanoïde, comme le montrent les costumes qui figurent pour chacun des pantalons vernis et les transforment en êtres automates "made in Österreich" (fabriqués en Autriche).

Les identités des personnages sont floues au début, même si elles se dessinent de plus en plus clairement dans la deuxième moitié du spectacle. Peter est établi dans le sillage du mathématicien allemand Joseph Faber, inventeur de l'automate "Euphonia" qui était capable de prononcer toutes les consonnes des langues européennes et les voyelles sauf "i". Dans sa tirade remarquable, Hauss martèle bien l'idée centrale condensée dans la phrase "und ohne "i" kein Ich" (sans "i" il n'y a pas de Moi). Ella est introduite en pleine confusion quant à sa nature : est-elle l'"Euphonia" de Peter - et donc un automate - ou est-elle une âme errante ? Il s'avère que, de son vivant, elle était une activiste naturiste militante dont l'initiative de la grève de la faim au profit de la nature a poussé des jeunes à leur mort.

© Susanne Hassler-Smith.
Baas incarne le rôle avec intelligence et une prise de distance adéquate au profit de la confusion maintenue de la nature de son personnage. Luziwuzi est plus abstrait encore. Quoique ses dialogues suggèrent qu'il était un activiste gay et un animateur de son vivant, l'intégralité de son discours reste aléatoire et dépourvue du caractère humain qu'on se demande s'il n'est pas, en effet, un automate. Walter, le plus "humain" après Peter, vit cependant dans un temps perdu et maintient sa distance avec le réel et l'humanité par un constant retour à la nostalgie.

Le minimalisme des décors dirige la focalisation sur les figures énigmatiques et déconstruites, d'une part, et, de l'autre, se déconstruit lui-même dans sa simplicité qui refuse toute interprétation fixe. Le référent et la référence tels qu'on les connaît sont mis en question jusqu'à la dissolution sémiotique, mais aussi ontologique, de tout. Cela ne nous surprend pas qu'à la fin un agent de sécurité (Thyl Hanscho) entre avec une lampe de poche et informe son chef au téléphone qu'il n'y a "pas une âme qui vive" dans la salle de spectacle sombre.

Vu le 15 juin 2022 au Kasino am Schwarzenbergplatz (Schwarzenbergplatz 1, Vienne, 1er district).

"Keine Menschenseele (Pas une âme)"

© Susanne Hassler-Smith.
Spectacle en allemand.
Texte : Laokoon (Cosima Terrasse, Moritz Riesewieck, Hans Block).
Mise en scène, collage sonore, musique : Laokoon (Cosima Terrasse, Moritz Riesewieck, Hans Block).
Avec : Caroline Baas, Philipp Hauss, Hans Dieter Knebel, Lukas Watzl et Thyl Hanscho.
Voix : Elisabeth Orth, Michael Heltau et d'autres membres de l'ensemble.
Dramaturgie : Anika Steinhoff.
Décors : Martin Zlabinger.
Costumes : Elena Kreuzberger.
Synthèse vocale : Michael Pucher.
Lumières : Norbert Gottwald.

Prochaine représentation : 24 juin 2022.
Et éventuellement lors de la saison 22/23.
Kasino am Schwarzenbergplatz, Schwarzenbergplatz 1, Vienne, 1er district (Autriche).
Achat et réservations des billets sur >> burgtheater.at
Tél. : +43 (0)151 444 4545.
info@burgtheater.at

Vinda Miguna
Jeudi 23 Juin 2022
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