Théâtre

"Joie" éternelle… Hymne à la vie, avec fleurs et couronnes

Cela peut être très drôle la mort quand on y pense… Enfin quand on n'y pense pas et que l'on se laisse porter par les souvenirs de sa vie derrière soi. Ceux par exemple, incongrus, qui déferlent lors d'un enterrement. Là où on attendrait précisément plus de retenue compassée vu les circonstances peu amènes. Ainsi va la vie à la mort, amen… Se moquant du savoir-vivre compassionnel, la grande faucheuse se rit des convenances des vivants - autant qu'ils se rient d'elle - et les digues craquent, libérant leur trop-plein.



© Karim C.
Lorsqu'Anna Bouguereau - auteure et interprète inspirée par des ferments d'autofiction - entre par la petite porte latérale empruntée par le public quelques instants auparavant, elle crée d'emblée une connivence. Ce chemin (de croix ? !) qu'elle va suivre, marquant le pas à toutes les étapes de son itinéraire d'une jeune femme en voie de désacralisation, a quelque chose à voir avec nos tribulations personnelles.

Qui le jour d'un enterrement d'un être cher n'a pas en effet été traversé par un cortège de pensées hors-sol ou, pire, par un fou rire ravageur propre, à l'insu de son plein gré, à faire la nique à la camarde ? La jeune femme présente - protagoniste irréprochable dans sa tenue stricte et qui pourtant "n'a pas réussi à pleurer" le jour de l'enterrement de sa tante… - est des nôtres lorsqu'elle se met, bouquet en main, à narrer les à-côtés des obsèques.

Il y avait d'abord le mari - son oncle - qui arborait un digne sourire derrière ses mots et un cigarillo aux lèvres, celui-là même que détestait sa femme. Lui aussi il n'arrivait pas à verser une larme, à la différence d'autres qui rivalisaient jusqu'à en faire des caisses. Comme si le chagrin ça se mesurait en litres. Mais surtout, là où elle s'est sentie mal la cousine du beau Paul, c'est lorsque ce dernier embrassa, tout en l'enlaçant par la taille, sa belle épouse blottie contre lui, alors qu'elle… Et bien non, elle était bel et bien seule…

Aussi, lorsque la chanson de son premier slow - elle avait 13 ans… - est diffusée sur le programme de Nostalgie choisi par le mari de la défunte, ses pensées voguent-elles allègrement vers le souvenir du jean, gonflé à mort sous la ceinture, de son juvénile cavalier. Oh l'envie irrépressible de danser à nouveau, là dans le cimetière, au milieu des tombes…

© Karim C.
Ainsi se précipitent les réflexions tous azimuts de la jeune femme livrée corps et âme à son passé pour mieux s'en délivrer… Ses questions sur la mort quand elle était toute petite et l'effroi ressenti face au néant annoncé tout de go par son père… Mais Éros triomphe de Thanatos lorsqu'elle nous raconte son retour du cimetière dans la voiture la menant à la gare, conduite par le beau Paul enfin débarrassé de sa moitié. Il s'en aurait fallu de très peu - le retour de la chanson sur la bande musicale de Nostalgie - pour qu'elle lui saute dessus afin de l'embrasser à pleine bouche, et plus si affinités.

L'humour à nu, toujours porté par une infinie tendresse, nous submerge littéralement tant il y a là un vivier de vérités palpables… L'appel des sens hors de toute morale, l'irrépressible besoin de se sentir aimé(e) pour ne plus être seul(e), le refus de voir englouti dans la terre l'être cher. Et puis la bizarrerie d'avoir pleuré pour la première fois un mort - qu'elle ne connaissait aucunement - lors de la canicule de 2003 ou encore la mort de Marie Trintignant qui l'a laissée inconsolable. Pourquoi pleurer toutes les larmes de son corps pour des inconnus alors que l'on reste sec pour des proches ? Mystère constitutif de notre complexité d'être "vivant".

Anna Bouguereau, pour son premier essai en tant qu'auteure, réalise là un coup de maître(sse) ; son texte dissèque avec grand bonheur, extrême lucidité et humour décapant, les strates de ce que la Mort recouvre. L'expérience "post-mortem", qu'elle interprète elle-même avec une sincérité bouleversante, déclenche en chacun un sentiment de plénitude tant la proximité créée avec le public est "vraie". Quant à la mise en jeu de Jean-Baptiste Tur, au diapason, elle offre un écrin - de fleurs - à cette cérémonie pétrie d'intelligence sans fard, au plus haut point vivifiante.

"Joie"

© Karim C.
Conception, texte et interprétation : Anna Bouguereau.
Mise en scène : Jean-Baptiste Tur.
Collaboration artistique : Alice Vannier.
Création lumières : Xavier Duthu.
Durée : 55 minutes.
Production : Antistène.
>> antisthene.fr

A été joué lors d'Avignon Off 2019 au Théâtre du Train Bleu.

Yves Kafka
Dimanche 29 Mars 2020
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