Avignon 2025

•In 2025• "Le Canard sauvage", Mortelle vérité… Chronique d'un dévissage annoncé

Méfions-nous des apôtres… Ceux de la Vérité à tous crins sont de la pire engeance. Ainsi de Gregers Werle, fils d'un puissant négociant propriétaire d'usines qui, rejetant les agissements douteux de son géniteur pros-père, se fait l'archange de la Vérité à tout prix… Le prix à payer, dût-il être celui de la destruction massive, précipitant les membres de son entourage dans un gouffre abyssal. Cette anatomie d'une chute d'une lignée décomposée par ce virus, Thomas Ostermeier la met ici "spectaculairement" en jeu, donnant somptueusement à voir et à entendre – en entomologiste expert – les aberrations masquées de la Vérité en marche.



© Christophe Raynaud de Lage.
Un salon cossu où trônent deux fauteuils capitonnés cuir. Un homme en complet nœud papillon entre, derrière la porte se refermant derrière lui s'échappent les effervescences d'une réception mondaine. L'homme, c'est Gregers, le fils pour qui a été organisé ce dîner d'apparat, le patriarche Werle désirant fêter dignement avec les notables invités le retour du fils prodigue, trop occupé par la direction de l'une de ses usines pour lui avoir rendu visite ces dernières années… Mais le désirait-il vraiment, ce fils se présentant comme idéaliste intransigeant, et ayant pris depuis longtemps ses distances avec un passé que l'on devine lourd de non-dits ?

La tension dramatique (qui ira crescendo) se précise dès l'entrée d'Hjalmar Ekdal, l'ami de jeunesse invité par Gregers. Entre eux, des souvenirs partagés, mais aussi des révélations… Comment le fils de la maison pouvait-il ignorer que c'est son propre père (suite à une opération forestière véreuse où son associé, le vieux Ekdal, fut envoyé en prison, lui ayant été blanchi) qui a aidé financièrement Hjalmar pour qu'il devienne photographe ? De même, comment pouvait-il être sans savoir que la femme que Hjalmar avait épousée ensuite, était Gina, l'ancienne gouvernante de la maison du père de Gregers ? Le vieux Werle serait-il meilleur que son fils pouvait le penser ?

© Christophe Raynaud de Lage.
L'affrontement qui suit lèvera le voile sur la famille Werle et le superbe patriarche qui la préside… Dans une scène explosive, Gregers, découvrant que son père est sur le point d'épouser Mme Sorby, sa nouvelle gouvernante, trouera le couvercle recouvrant cette famille annoncée "sans histoire"… S'est-il le père une seule fois intéressé à lui, son fils, et à sa mère malade ? Il avait mieux à faire ailleurs avec ses amours avec Gina, sa femme de chambre, refilée ensuite à Hjalmar comme prix du préjudice subi suite à la ténébreuse affaire ! Quant au père Werle, imperturbable devant l'ouverture des vannes de la parole libérée actée par sa progéniture, il se contentera de rétorquer à Gregers se réclamant haut et fort d'idéaux moraux que ce dernier le voit avec "les yeux de sa mère".

Le dispositif tournant découvrira l'autre décor du drame en jeu, celui d'un appartement modeste contrastant avec l'opulence du précédent. Là vit la famille Ekdal. Hedvig, la fille rêvant de décrocher un stage de com chez Werle pour devenir ensuite journaliste, relit, loupe à l'œil (sa vue est défaillante) le journal qu'elle compose, quand le vieux Ekdal, son grand-père, fait irruption, ivre, venant de noyer dans le schnaps la honte des années de prison. Hjalmar, le père, photographe rêvant d'"une invention", et végétant financièrement en l'attendant, reproche à sa femme Gina de ne pas assez se remuer pour rapporter l'argent qui fait défaut.

© Christophe Raynaud de Lage.
Les ferments du drame en gestation ainsi présentés en situation, chaque personnage va pouvoir jouer son rôle, conduisant implacablement au dénouement tragique. Au gré des rebondissements successifs et des rotations du dispositif scénique, on sera témoin de la fragilité endémique de Hjalmar, souffrant d'un eczéma réactionnel, s'emportant contre Gina, même avant d'avoir découvert l'impensable "saloperie", souffrant viscéralement d'une non-reconnaissance de ses talents d'inventeur potentiel que lui fait miroiter le médecin qui le soigne, adepte lui du mensonge thérapeutique. On découvrira aussi l'intuition de Gina qui, non sans pertinence, voit en Gregers, sous le manteau d'idéaliste pourfendeur du mensonge dont il se pare, un fauteur de troubles.

Il y aura la révélation "scandaleuse" des liens intimes unissant Werle, Gina… et Hedvig. La lettre adressée par le patriarche malvoyant dotant Hedvig, à l'occasion de son anniversaire, d'une rente à vie. Il y aura (comme dans "L'Ennemi du peuple" présenté sur ce même plateau de l'Opéra du Grand Avignon en 2012), une interruption de la fiction en cours pour impliquer ludiquement, lumières allumées, les spectateurs porteurs d'avis personnels sur l'épineuse question des rapports qu'entretiennent avec le sens moral mensonge et vérité.

© Christophe Raynaud de Lage.
Le pivot central du drame en jeu se focalisera sur le personnage de Gregers, le fils de Werle, qui s'ingéniera avec une "innocence" perverse à pousser implacablement les plus fragiles vers le gouffre où la vérité "impensable" les engloutira. Pervers cet idéaliste déclaré ? Oui, car si la Vérité est prise pour une valeur absolue à défendre contre vents et marées, sans discernement aucun, elle devient un lance-flammes aveugle que "l'idéaliste" utilisera pour cautériser ses propres blessures, tentant de colmater les brèches de sa propre détresse de fils mal aimé.

Le tableau final, d'une beauté noire, verra dans le mouvement accéléré du tourniquet du dispositif, de la musique amplifiée et des lumières sculpturales qui l'accompagnent, le drame s'accomplir. On achève bien… les canards sauvages blessés. Quant à son initiateur, il sera dans l'impossibilité d'aller au bout de sa vérité, lui l'intransigeant composera avec la vie, avec sa vie. À chacun sa vérité.

Si l'auteur allemand suit de près dans son adaptation l'intrigue du dramaturge norvégien - "un cheval de Troie" pour introduire le thème sulfureux de la Vérité - il prend la liberté de l'actualiser en introduisant par exemple une certaine théorie du "ruissellement", évoquée lors du fameux dîner chez les Werle. L'alibi avancé alors pour justifier l'exploitation des petites gens sera raillé avec drôlerie par Hjalmar, proclamant que ces Messieurs les Sénateurs, il les pendrait bien tous pour voir s'il s'écoulerait de l'or de leur dépouille.

© Christophe Raynaud de Lage.
Thomas Ostermeier nous livre là, avec ses interprètes au diapason, une adaptation "éblouissante" de l'univers d'Henrik Ibsen, en le réactualisant par une mise en jeu électrique afin de mieux questionner le statut de la vérité en 2025. Un mode opératoire d'une efficacité redoutable faisant advenir, au travers d'une intrigue ficelée, le plaisir sans pareil d'avoir été délogé de nos convictions primaires. Un raisonnement logiquement valide – la vérité plutôt que le mensonge – pouvant… "s'avérer faux" (sic), humainement parlant.
◙ Yves Kafka

Vu le samedi 12 juillet 2025 à l'Opéra du Grand Avignon.

"Le Canard sauvage"

© Christophe Raynaud de Lage.
Création 2025. En allemand surtitré en français et anglais.
D'après l'œuvre d'Henrik Ibsen.
Texte : Henrik Ibsen.
Adaptation : Maja Zade et Thomas Ostermeier.
Traduction : Hinrich Schmidt-Henkel.
Mise en scène : Thomas Ostermeier (Schaubühne Berlin).
Avec : Thomas Bading, Marie Burchard, Stephanie Eidt, Marcel Kohler, Magdalena Lermer, Falk Rockstroh, David Ruland, Stefan Stern.
Scénographie : Magda Willi.
Costumes : Vanessa Sampaio Borgmann.
Musique : Sylvain Jacques.
Dramaturgie : Maja Zade.
Lumière : Erich Schneider.
Traduction surtitrage français : Uli Menke.
Traduction surtitrage anglais : Corrine Hundleby.
Durée : 3 h avec entracte.

© Christophe Raynaud de Lage.
•Avignon In 2025•
Le 5, du 7 au 12, du 14 qu 16 juillet 2025.
Représenté le 5 à 18 h, les autres jours à 17 h.
Opéra Grand Avignon, Avignon.
Billetterie en ligne
>> festival-avignon.com

Tournée
12 au 21 septembre 2025 : Schaubühne, Berlin (Allemagne).
23 et 24 janvier 2026 : Teatro Argentina, Rome (Italie).

Yves Kafka
Lundi 14 Juillet 2025
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