Avignon 2023

•In 2023• "Extinction" Juste avant la fin du monde, chronique filmée d'une mort annoncée…

Fidèle à sa conception d'un théâtre total mettant en abyme son processus de création destiné lui aussi à disparaître, Julien Gosselin continue à creuser avec grand bonheur le sillon des disparitions des mondes. Après le marathon des douze heures de représentation de "2666" de Roberto Bolaño, après "Mao II, Joueurs, Les Noms", de l'écrivain américain Don Dellilo, connu lui aussi pour son univers marqué par la finitude d'un monde se délitant, il convoque ici l'écriture de Thomas Bernhard et d'Arthur Schnitzler. Sa mise en jeu en trois temps, tous marqués du sceau d'une écriture singulière les complétant en les opposant, porte jusqu'à nous l'essence même de la déliquescence à l'œuvre.



© Christophe Raynaud de Lage.
Le monde selon Julien Gosselin est – comme sa mise en jeu – aux antipodes du long fleuve tranquille d'un théâtre "classique" empruntant des voies prévisibles. Là, la voix qu'il choisit pour faire entendre l'effervescence clinquante de la Vienne intellectuelle des années 1900, précédant de peu l'Apocalypse, est celle d'une femme au bord de la crise de nerfs qui n'aura, à la fin des cinq heures de représentation, d'autre horizon d'attente que de tout détruire afin que, des cendres, puissent (peut-être) advenir un autre monde.

Rome, Italie, juillet 83. Premier temps du triptyque. Sur le plateau, où se sont invités des spectateurs, jeunes pour la plupart, vibre une foule portée par une musique électronique à déchirer les tympans. Sous l'effet électrisant des boucles répétitives générées en live et relayées par trois écrans (un central et deux latéraux) où sont projetés en alternance les danseurs en transe et les musiciens déchainés, la fête romaine bat son plein. Sur le dancefloor, le vidéaste s'attarde sur deux jeunes femmes en couple, l'une d'elles va recevoir un appel d'Autriche, lui apprenant la mort accidentelle de ses parents. Fin de l'insouciance.

© Christophe Raynaud de Lage.
Vienne, Autriche, juin 1913. Après la longue pause nécessaire à l'édification au plateau d'une demeure cossue autrichienne composée de trois pièces principales, vient le temps du second tableau. Côté jardin, une chambre accueillera les ébats sexuels successifs de plusieurs couples. Côté cour, une salle de bains recueillera les personnages mal en point. Au centre, un grand salon aux portes closes – on y pénétrera par l'entremise des vidéastes – sera fréquenté par les hôtes appartenant à l'intelligentsia viennoise, devisant et dansant dans une insouciance vite troublée par le bruit inquiétant des avions. Comme une scène prémonitoire de ce qui attend ce beau monde, une vidéo projette les images d'un carnage, où, le mobilier renversé, les partitions jonchant le sol, les corps ensanglantés, attestent de l'apocalypse à venir.

Sous les yeux de la jeune femme précédente, filmée assise parmi le public, la sexualité débridée de l'entre soi intello-bourgeois se noie dans les fumées du hachich. Les gros plans filmés de deux corps faisant l'amour révèlent la détresse de la femme, prise sans amour. Un autre couple, incestueux, voit une sœur dominer son frère aveugle avant de s'abandonner à ses caresses, puis à celles d'un autre homme sur lequel elle se jette pour s'empaler sur son sexe, avant de s'exhiber, moyennant argent, poitrine nue à la demande d'un pianiste voyeur. Elle rejoint son frère dans la salle de bains pour qu'il la prenne une dernière fois, alors que le pianiste compose la musique de l'apocalypse annoncée.

© Christophe Raynaud de Lage.
Scènes particulièrement violentes à connotations cruelles, aussitôt remises en perspective par la jeune femme de la fin du premier tableau pénétrant dans les coulisses – filmées en gros plan – pour signifier aux acteurs et actrices que, s'ils veulent montrer ce que les journalistes nomment "les parts sombres de l'humanité", ils se doivent d'être "vraiment méchants". Théâtre dans le théâtre, signifiant la fin d'un théâtre de conventions où l'on voudrait faire accroire que ce qui s'y joue est réel…

Université de Rome. Troisième et dernier volet d'une tragédie en trois mouvements. L'on y retrouve la même jeune femme, celle du premier tableau (la narratrice) seule face au public. Son portait est agrandi sur écran pendant que les spectateurs apparaissent, filmés eux aussi. Qui d'elle ou d'eux appartient à la fiction en cours ? C'est le début d'un long monologue traversé par une rage allant crescendo. Meurtrie dans sa chair de devoir rappeler l'Autriche pour parler des funérailles de ses parents, au détriment ici des œuvres vivantes de Kafka, de Duras et autres auteurs qui la passionnent, sa voix tressaute pour dire l'implacable haine qu'elle porte à ses parents, à ses frères et sœurs, confondus dans le même rejet d'une existence dont elle ne veut plus.

Les photographies conservées d'eux ne sont qu'une monstrueuse falsification donnant à voir un monde perversement déformé. Seul son oncle, celui que le clan unanime détestait, trouve grâce à ses yeux, lui qui s'inscrivait en faux contre la comédie du travail incarnée par son père et son frère, lui qui – comme elle – trouvait insupportable que le drapeau hitlérien ait été dressé sur leur théâtre d'été afin de commémorer le nazisme.

"Il ne faut pas dire du mal des défunts", disent les gens… mais au nom de quoi faudrait-il taire leurs abjections comme si la mort pouvait effacer l'ardoise ? Et ce père, entré dans le parti nazi sur ordre de sa mère, n'en est-il pas, mort, moins coupable ? Le national-socialisme était leur ciment commun, comment pourrait–elle ne pas vouloir à cor et à cris leur "extinction" à eux tous et par-delà à l'Autriche entière, elle qui a goûté à l'air libre de Rome ? Cri d'une femme révoltée prête à brûler tout pour que le monde revive.

Au terme de ces cinq heures de représentations haletantes, on est comme groggy. Conscient cependant d'avoir participé là à un événement hors normes… aussi bien sur le plan d'un théâtre remettant en cause ses propres dogmes, que d'une lecture de la juste haine à opposer à l'oppression, monstre tentaculaire à combattre ici et maintenant.

Vu le lundi 10 juillet 2023, dans la Cour du Lycée Saint-Joseph d'Avignon.

"Extinction"

© Christophe Raynaud de Lage.
Création 2023.
En français et allemand surtitré.
D'après Thomas Bernhard et Arthur Schnitzler.
Adaptation et mise en scène : Julien Gosselin.
Assistants à la mise en scène : Sarah Cohen, Max Pross.
Avec : Guillaume Bachelé, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Carine Goron, Zarah Kofler, Rosa Lembeck, Victoria Quesnel, Marie Rosa Tietjen, Maxence Vandevelde, Max Von Mechow.
Dramaturgie : Eddy d'Aranjo, Johanna Höhmann.
Traduction : Anne Pernas, Francesca Spinazzi-Panthea.
Musique : Guillaume Bachelé, Maxence Vandevelde.
Scénographie : Lisetta Buccellato.
Lumière : Nicolas Joubert.
Son : Julien Feryn.
Vidéo : Jérémie Bernaert, Pierre Martin Oriol.
Costumes : Caroline Tavernier.
Cadre vidéo : Jérémie Bernaert, Baudouin Rencurel.
Avec la participation des équipes de "Si vous pouviez lécher mon cœur" et de Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz.
Durée : 5 h dont 2 entractes.

•Avignon In 2023•
Le 7 et du 9 au 12 juillet 2023.
Représenté à 21 h 30.
Cour du lycée Saint-Joseph, Avignon.
Réservations : 04 90 14 14 14 tous les jours de 10 h à 19 h.
>> festival-avignon.com

Tournée
7, 9, 10 et 14 septembre 2023 : Volksbühne am Rosa-Luxembourg-Platz, Berlin (Allemagne).
7, 8, 20 et 21 octobre 2023 : Volksbühne am Rosa-Luxembourg-Platz, Berlin (Allemagne).
10 et 11 novembre 2023 : De Singel, Anvers (Belgique).
18 novembre 2023 : Le Phénix - Scène Nationale, Valenciennes, avec Le Manège - Scène Nationale de Maubeuge, dans le cadre du Festival Next (59).
29 novembre et 6 décembre 2023 : Théâtre de la Ville - Sarah Bernhardt, avec Théâtre Nanterre-Amandiers, dans le cadre du Festival d'Automne à Paris (75).
5 et 6 janvier 2024 : Volksbühne am Rosa-Luxembourg-Platz (Allemagne).
23 et 24 mars 2024 : Théâtre de la Ville, Luxembourg (Luxembourg).

© Christophe Raynaud de Lage.

Yves Kafka
Vendredi 14 Juillet 2023
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