Avignon 2023

•In 2023• "Carte noire nommée désir" La femme noire est-elle née noire… ou l'est-elle devenue au travers de l'objet du fantasme des blancs ?

Sur le plateau, huit performeuses adeptes des beaux-arts, du cirque, de l'art lyrique ou encore du théâtre. De toutes générations, de toutes morphologies et d'origines différentes, sociales ou géographiques. Ce qui les réunit au-delà de leur couleur de peau métisse ou ébène, c'est leur désir – cristallisé par Rébecca Chaillon, metteuse en scène afro-militante – de faire éclater le carcan des représentations que le blanc dominant véhicule à leur égard, représentations qui les enferment par un effet boomerang là où elles ne sont décidément pas.



© Christophe Raynaud de Lage.
Une annonce, diffusée au micro à intervalles réguliers, accueille avec humour les spectateurs avant leur entrée en salle : "Des canapés, réservés aux femmes noires et métisses ou autres personnes trans non binaires ayant un vécu matériel de femme, vous attendent de l'autre côté du plateau, si vous le désirez… Adressez-vous à notre hôtesse, une vingtaine de places sont disponibles. Et si vous êtes accompagnée de personnes ne répondant pas aux critères ci-dessus, la séparation de quelques heures pourrait vous réserver le plaisir de les retrouver…".

Deux femmes occupent le plateau bien avant que ne débute la représentation ou, plus exactement, elle débute dans ce que l'on pourrait appeler "les coulisses", là où ces femmes "invisibles" travaillent habituellement. L'une, à quatre pattes, s'échine à nettoyer le sol, avec une serpillère d'abord, tâche pénible et répétitive qui mobilise toute son énergie. Une autre, attelée à son tour de potière, s'applique à réaliser des tasses.

Pendant un temps qui paraît ne jamais devoir s'achever, alors que, dans la salle, l'obscurité s'est faite depuis près d'un quart d'heure, on assistera à la même tâche répétée sans répit, comme si on avait voulu nous transmettre l'ennui implacable généré par la répétition des gestes de nettoyage, ceux que les invisibles, à l'instar de l'actrice, effectuent des jours, des mois, des années durant.

© Christophe Raynaud de Lage.
L'âpreté de la besogne est si grande que la performeuse finira par se défaire de ses vêtements pour les utiliser comme serpillère, payant ainsi de son corps, allant même jusqu'à se servir de lui comme ultime guenille. L'artiste potière viendra à son secours pour la laver très longuement (de cet affront) et prendre soin d'elle afin qu'elle reprenne allure humaine.

Et lorsque, sa charlotte retirée libérera ses magnifiques rastas, qu'elle aura recouvré la vue, assise fièrement nue comme une magnifique Vénus dont les dreadlocks ont été augmentées par les cordes tressées après avoir été arrachées aux cintres (tout un symbole de chaînes brisées), elle aura retrouvé le plein usage de la parole. Écho de la Vénus de Willendorf, adoptée comme symbole du pouvoir féminin par le mouvement artistique féministe des années soixante, elle va désormais trôner en maîtresse femme.

Des petites annonces passées dans les magazines aussi bien par des hommes blancs à la recherche de la "perle noire", que par des femmes noires ou métisses à la recherche du blanc, donnent lieu à un florilège de fantasmes, interprétés avec drôlerie. Elles seraient effectivement drôles ces annonces décomplexées, traduisant un lâcher prise total avec la décence, si elles n'exprimaient pas la place exacte réservée aux femmes noires dans l'imaginaire des hommes.

De même du tableau suivant où les artistes imitent les jeunes femmes blanches heureuses comme tout d'avoir une Fatou pour nounou, c'est exotique et puis ça ramène du marché des tissus colorés qui plaisent beaucoup comme doudous, comme les comptines africaines qu'elles chantent à leurs petits trésors. Et puis, n'est-ce pas grâce à elles, ces jeunes femmes blanches très occupées par ailleurs, que Fatou peut apprendre un bon français ? Le jeu des trémoussements et jacassements de ces cruches sur talons ont valeur de commentaires.

© Christophe Raynaud de Lage.
Et quand la vraie Fatou s'adresse à nous, c'est pour nous confier de manière plus grave son parcours de petite fille victime du père et du patriarcat, pour nous dire aussi la belle solidarité des femmes noires entre elles, et pour clamer haut et fort que ce qu'elle voudrait… c'est qu'on la prenne simplement pour ce qu'elle est, une femme… Au passage, elle glissera que le livre qu'elle a écrit sur sa vie – "Fragments" de Fatou S. – est disponible à la librairie du festival. Un cliché s'écroule, s'écrase sur la face des pimbêches précédentes : la Fatou sait écrire, même qu'elle publie un livre !

Dans un repas "gastro-nomique" assimilable à un jeu de rôles, les femmes du plateau très excitées vont réitérer au second degré les plaisanteries scatologiques qui circulent, tous ces "bons mots" dont on ne se prive pas entre bons copains… "Le caca-meroun… Tu pourrais me passer la selle ? Je vais finir alco-colique… Le Cul-Cul-Klan…" Et d'autres, et meilleures encore…. Signifieraient-elles à ces femmes, sous couvert d'une franchouillarde rigolade, qu'on les cantonne à "une vie de merde" ? Alors, dans une dérision totale, la Vénus, assise sur son trône, engloutira à pleine bouche moult nourriture, avant que, sous les lumières stroboscopiques, les convives ne s'abandonnent aux transes d'une orgie démentielle faisant voler en éclats toutes les constructions : n'être plus parlée par les autres, mais parler soi.

© Christophe Raynaud de Lage.
Un autre jeu (délirant), celui des mimes à décrypter, est proposé avec la participation du public. De courtes saynètes sont interprétées par les actrices, mettant en jeu le mot noir dans tous ses états, au public de proposer une réponse… Ainsi fallait-il trouver la Mer noire, la tête de nègre (toujours en vente en boulangerie), le nue-tella (Joséphine Baker avec une banane), etc., clôt par un commentaire ironique de l'animatrice : "Mais qu'est-ce qu'on se marre !". Saillie salutaire remettant en perspective la débilité assumée de la proposition… Ce qui n'était peut-être pas tout à fait inutile au vu de l'enthousiasme réel suscité chez certains spectateurs par ce quiz. N'osons même pas imaginer le "Y'a bon Banania", s'il avait été proposé… Comme si le tout sauf banal racisme latent était toujours prêt à pointer son nez.

Enfin, le tableau de la performeuse circassienne grimpée dans les cintres, alors que reliée à elle par ses tresses gigantesques la Vénus sculpturale accueillera les autres actrices regroupées autour d'elle, pourrait fait figure d'apothéose. Si les femmes noires trouvent là l'occasion d'être unies hors des représentations des dominants, l'essentiel de leurs aspirations à chacune sera "délivré" par une roue Cyr s'immobilisant.

© Christophe Raynaud de Lage.
Incontestablement, la force de ces propositions réside dans le superbe engagement des actrices qui parlent et agissent de là où elles sont dans leur existence. Pour se construire en tant que femmes libres, comme les y invitait leur metteuse en scène faisant corps avec elles, il leur a fallu déconstruire un à un les clichés éculés les emprisonnant…
(Une réserve, la longueur de certains tableaux).

Vu le dimanche 23 juillet 2023 au Gymnase du Lycée Aubanel à Avignon.

"Carte noire nommée désir"

© Christophe Raynaud de Lage.
Spectacle créé le 9 novembre 2021 au Théâtre de la Manufacture - CDN de Nancy.
En français surtitré en anglais.
Traduction pour le surtitrage : Kate Brown.
Texte : Rébecca Chaillon ("Boudin Biguine Best of Banane" est publié aux éditions L'Arche, juin 2023).
Mise en scène : Rébecca Chaillon.
Assistant et assistante à la mise en scène : Jojo Armaing, Olivia Mabounga.
Avec : Estelle Borel, Rébecca Chaillon, Aurore Déon, Maëva Husband (en alternance avec Olivia Mabounga), Ophélie Mac, Makeda Monnet, Davide-Christelle Sanvee, Fatou Siby.
Dramaturgie : Céline Champinot.
Collaboration artistique : Aurore Déon, Suzanne Péchenart.
Scénographie : Camille Riquier, Shehrazad Dermé.
Régie son : Issa Gouchène, Élisa Monteil.
Régie lumière : Myriam Adjalle.
Création du rôle : Bebe, Melkor-Kadior
Régie générale et plateau : Suzanne Péchenart
Production : Cie Dans Le Ventre.
Durée : 2 h 45.

© Christophe Raynaud de Lage.
•Avignon In 2023•
Les 20 et 21 et du 23 au 25 juillet 2023.
Représenté à 19 h.
Gymnase du Lycée Aubanel, Avignon.
Réservations : 04 90 14 14 14 tous les jours de 10 h à 19 h.
>> festival-avignon.com

Tournée
Du 28 novembre au 17 décembre 2023 (relâches les 3, 4, 7, 11, 14 décembre) : Odéon-Théâtre de l'Europe, Paris.
2 et 3 février 2024 : Le Volcan - Scène nationale, Le Havre (76).
25 et 26 avril 2024 : Théâtre 71 - Scène nationale, Malakoff (92).

Yves Kafka
Mardi 25 Juillet 2023
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