Avignon 2023

•In 2023• "Black Lights" Puissance des corps et force des paroles, un oratorio coup de poing

Il est des spectacles qui captivent et d'autres qui, au-delà de l'intérêt très fort qu'ils suscitent, vous introduisent dans un état de conscience augmentée propre à vous transporter dans leur monde. La dernière création de la chorégraphe Mathilde Monnier, présentée dans le lieu féérique du Cloître des Carmes, appartient à cette catégorie rare. En effet, au-delà de ce que l'on sait des outrages "ordinaires" faits aux femmes, nos sœurs en humanité, nous ressentons au plus profond de notre chair l'impact des agressions "mâléfiques". Comme dans une transe, c'est notre être intime qui perçoit alors par les pores de notre peau le drame en cours, notre raison étant impuissante pour nous signifier l'impensable.



© Christophe Raynaud de Lage.
La nuit tombe sur le plateau du cloître, enrobant d'une nappe de brouillard d'imposantes souches calcinées disséminées sur toute son étendue. Un paysage dévasté, propre à accueillir, par effet de miroir, les visages marqués des huit danseuses de tout âge, de toute morphologie et de toute origine. Ce qui les rassemble au-delà de leurs différences, ces huit femmes en colère, c'est d'avoir vécu l'ordinaire – parfois un peu plus – de ce que le sexe féminin a à subir chaque jour. Un ordinaire faisant d'elles des objets assujettis aux réflexions et agissements d'une masculinité primaire, pour ne pas dire primitive.

S'inspirant de "H24 - 24 heures dans la vie d'une femme", la série télévisée réalisée pour Arte par Valérie Urrea et Nathalie Masduraud, Mathilde Monnier a retenu, parmi les textes d'autrices invitées à écrire sur ce sujet brûlant, ceux d'Agnès Desarthe, Siri Hustvedt, Niviaq Korneliussen, Lola Lafon, Grazyna Plebanek, Monica Sabolo, Ersi Sotiropoulos, Lize Spit, et Alice Zeniter ; écrits qui, de par leur texture, se prêtent au passage au plateau.

© Christophe Raynaud de Lage.
À partir de cette matière traversée par l'énergie d'autrices en lien avec leur vécu de femmes, la chorégraphe a confié à huit danseuses, actrices à part entière, le soin de prêter corps et voix à ces "(é)cris". Puisant dans leur expérience personnelle, elles libèrent, seules et ensemble, l'essence de leur contenu, aussi bien dans leur corps combattant ou abattu, que dans leur phrasé articulé à la rage qui les habite. Ces chorégraphies, qui expriment avec force la violence subie et son funeste impact sur les corps et les âmes, ont la beauté d'un soleil noir inondant le plateau du Cloître des Carmes.

Sur la pointe des pieds, le corps tout entier traversé par une tension la projetant en avant, une femme tout de blanc vêtue palpe son cou à l'endroit précis où une arête semble restée coincée. Ce qui ne passe pas, ou plus exactement ce qui n'arrête pas de passer en elle, c'est le souvenir de cette agression qui, apparemment, n'en était pas une, et qui pourtant l'a laissée sans voix. Dans son cursus de formation d'avocate, un banal débat pédagogique pour apprendre… à débattre. Les arguments sont fourbis, attaque et contre-attaque verbale. Elle rivalise avec talent, ne se laisse aucunement impressionner par le statut du maître.

Et puis, dans le plein de la joute oratoire, s'immisce un glissement "innocent", une petite phrase aux apparences anodines : "Il vous va bien ce chignon, les cheveux attachés, ça te va bien…". Alors, déconcertée, elle sourit… parce que c'est ce que savent faire les femmes quand on leur dit à leur corps défendant qu'elles sont jolies… Et depuis ce sourire soumis, cette rage qui la ronge. "J'aurais dû claquer la porte, le gifler". Mais si elle avait montré sa colère, n'aurait-elle pas perdu une deuxième fois en ne maitrisant pas ses nerfs, ses nerfs de femme fragile ? Confrontée à une injonction contradictoire, paralysante, avait-elle d'autre choix que de la ravaler, sa juste colère ? Et depuis, elle est là, intacte, coincée dans sa gorge.

Après ce tableau liminaire d'une cruauté perverse, vient le temps pour les huit danseuses de prendre possession du plateau. D'emblée, leur détermination nous en impose. La fierté de leur regard dur toisant le nôtre, en dit long sur leur volonté de résistance aux violences qui leur sont faites. Leurs corps, disloqués par les affres vécues, oscillent entre jetés au sol, courses effrénées et contorsions de pantins désarticulés, accompagnés par les bruits disharmoniques de leurs chaussures frappant le sol alors que se consument à leurs côtés les souches fumantes.

Une autre danseuse se détachera pour venir articuler haut et fort comment elle a été abusivement renvoyée – avant même d'avoir pu prendre son travail de réceptionniste, dont elle avait pourtant grand besoin pour manger – pour avoir simplement refusé de porter des talons hauts de huit centimètres… afin de plaire à la clientèle masculine, de haut standing, fréquentant l'établissement. Le rire puissant qui jaillit alors de sa poitrine fera entendre sa détermination à refuser toute domestication.

© Christophe Raynaud de Lage.
Tantôt seules, tantôt faisant chorus, ces femmes danseuses balaient l'espace de leurs déplacements heurtés pour l'occuper totalement. L'une, plutôt frêle, racontera comment elle se fait siffler, comment, continuellement, elle a à essuyer des commentaires ("à la mords-moi le nœud") de types baissant leur vitre à son passage : "Et mademoiselle, on ne sourit pas ? Ah princesse, tu fais la gueule !". L'automobile qui la suit au pas, elle ne peut la semer, sa destination à la voiture… c'est elle. Elle rêve alors d'être dans un jeu vidéo où elle pourrait disparaître par une plaque d'égout, pour apparaître plus loin. Mais, non, il est toujours là à mater son cul et à lui parler de sa beauté, à lui proposer de faire un tour ensemble…

Faisant bloc avec elle, les danseuses arpentent à pas rapides l'espace comme pour vouloir - en vain - échapper au prédateur. "Pourquoi tu me fais la gueule, tu es si jolie…". Ce qu'il ne comprend pas, ce qu'il ne peut pas comprendre, c'est qu'elle ne veut ni lui faire la gueule, ni lui plaire, simplement qu'il l'oublie, qu'il la laisse vivre, son corps est à elle et non sujet public de commentaires… Mais là encore, pour lui échapper, elle concède la photo qu'il lui impose, celle de la proie qui pose avec le chasseur, et elle en est mortifiée. Le groupe de danseuses s'arrête alors net, nous dévisage, comme pour chercher parmi nous un appui, ou…

© Christophe Raynaud de Lage.
Une autre danseuse, montée sur ressorts, toute en nerfs, renverra les insultes qui lui sont adressées. "Salope", lui dit-on, "Putain mec, j'vais t'enculer", répond-elle. Revendicative, son corps est électrisé, impossible de l'approcher. "Ça, c'est mes seins, ça, c'est mon corps… mon corps… mon corps…", hurle-t-elle, créant autour d'elle un vide protecteur.

Une autre, se sentira affreusement démunie lorsque son vieux prof libidineux – mais est-ce que ça a vraiment eu lieu ? –, profitant de son autorité, parlera à ses seins (et plus si affinités), la suivra jusqu'à son métro. Mais non, il ne s'est rien passé, elle aura tout inventé… Une autre encore sera brûlée vive par son conjoint, les flics n'ayant jamais cru aux plaintes déposées.

Ainsi va le monde des femmes dans un monde d'hommes prédateurs, des femmes vécues comme des proies faciles pour des mâles en mal de puissance. Certaines trouvent la force de les renvoyer paître, ces nuisibles entichés d'eux-mêmes, d'autres restent sidérées ne pouvant réagir face au monstre conquérant, toutes ont en commun de partager le sentiment honteux d'être dessaisies d'elles-mêmes, de subir une effraction mettant en danger leur intégrité physique et mentale.

© Christophe Raynaud de Lage.
Ces problématiques sans âge, les danseuses de Mathilde Monnier les portent à fleur de peau avec une conviction telle qu'elles deviennent nôtres, touchés que nous sommes par ce flux incessant de corps désarticulés, mis à mal, blessés… mais au final ne cédant pas, la colère, saine et combative, étant la plus forte.

Mathilde Monnier signe là un opus bouleversant, artistiquement, humainement parlant. Sans nul doute "Black Lights" sera-t-il à inscrire en tête de liste des spectacles ayant marqué Avignon 2023. Mais pas que 2023…

Vu le jeudi 20 juillet 2023 au Cloître des Carmes à Avignon.

"Black Lights"

© Christophe Raynaud de Lage.
En français, surtitré en anglais.
Inspiré de "H24", série pour ARTE de Valérie Urrea et Nathalie Masduraud.
Textes : Agnès Desarthe, Siri Hustvedt, Niviaq Korneliussen, Lola Lafon, Grazyna Plebanek, Monica Sabolo, Ersi Sotiropoulos, Lize Spit, Alice Zeniter.
Traductions : Christine Berlioz, Cécile Bocianowski, Gilles Decorvet, Christine Leboeuf, Emmanuelle Tardif, Laila Thullesen.
Chorégraphie et mise en scène : Mathilde Monnier.
Avec : Isabel Abreu, Aïda Ben Hassine, Kaïsha Essiane, Lucía García Pullés, Mai-Júli Machado Nhapulo, Carolina Passos Sousa, Jone San Martin Astigarraga, Ophélie Ségala.
Dramaturgie : Stéphane Bouquet.
Musique : Nicolas Houssin, Olivier Renouf.
Scénographie : Annie Tolleter.
Conception et construction : Atelier Martine Andrée et Paul Dubois.
Lumière : Éric Wurtz.
Costumes : Laurence Alquier
Régie générale : Emmanuel Fornès
Régie son : Nicolas Houssin
Durée : 1 h 15.

Spectacle créé le 22 juin 2023 au Théâtre de l'Agora, dans le cadre de Montpellier Danse.

•Avignon In 2023•
Du 20 au 23 juillet 2023.
Représenté à 22 h.
Cloître des Carmes, Avignon.
Réservations : 04 90 14 14 14 tous les jours de 10 h à 19 h.
>> festival-avignon.com

© Christophe Raynaud de Lage.
Tournée
28 et 30 juillet 2023 : Festival ImPulsTanz, Vienne (Autriche).
29 et 30 novembre, 1er et 2 décembre 2023 : Théâtre de la Cité Internationale, Paris.
17 et 18 janvier 2024 : La Comédie - Scène nationale, Clermont-Ferrand (63).
23 janvier 2024 : Le Parvis - Scène nationale Tarbes Pyrénées, Ibos (65).
26 et 27 janvier 2024 : Théâtre populaire romand Centre neuchâtelois des arts vivants et ADN Danse, Neuchâtel (Suisse).
7 et 8 février 2024 : MC2 - Scène nationale, Grenoble (38).
13 et 14 février 2024 : La Coursive Scène nationale de La Rochelle (17).
22 février 2024 : Les Salins - Scène nationale, Martigues (13).
Du 20 au 23 mars 2024 : Les SUBS & Maison de la Danse, Lyon (69).
4 et 5 avril 2024 : Le Quartz - Scène nationale, Brest (29).
Du 22 au 24 mai 2024 : Théâtre national de Bretagne, Rennes (35).
29 au 31 mai 2024 : Théâtre Garonne - Scène européenne, Toulouse (31).

Yves Kafka
Samedi 22 Juillet 2023
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