Avignon 2022

•In 2022• "Là où je croyais être, il n'y avait personne"… sauf Ange et Bert, avatars d'Anaïs et Bertrand, eux-mêmes disciples de Marguerite Duras…

elle-même sous le charme de Lol V. Stein, etc.

Si rien de ce qui est, n'est, tout ce qui naît donc dans l'imaginaire de deux électrons du théâtre émergent, existe vraiment… Avec un humour décalé et un brin mélancolique (écho de celui de Fabcaro), la troublante Anaïs Müller et l'inénarrable Bertrand Poncet se lancent corps et âme dans une entreprise aux dimensions carrément durassiennes. En effet, en panne d'inspiration, ils saisissent au vol l'opportunité d'un livre leur tombant des cintres, le texte de théâtre "Agathe" de la locataire des Roches Noires devenant sur le champ le tremplin de leur création in vivo.



© Christophe Raynaud de Lage.
"La vie, c'est la vie… Tout cela, c'est la faute à la vie. Mais pour l'amour du ciel qu'est-ce que vivre ?", c'est par ce questionnement hautement philosophique écrit en fond de scène que les spectateurs sont accueillis bien avant que n'apparaissent, emmaillotés dans leur carton d'emballage, les deux histrions affublés de vêtements tyroliens dessinés. Ils s'essayent à travailler un texte alambiqué de Robert Musil, "L'Homme sans qualités" où l'auteur et son héros, Ulrich, usent de stratagèmes afin d'échapper au réel par définition insatisfaisant. Mais vouloir ouvrir grand le champ des possibles, les fait buter sur une aiguille à cheveux appartenant à Agathe, la sœur jumelle d'Ulrich…

Et de là, il n'y a plus que l'épaisseur dudit cheveu pour que l'"Agathe" de Marguerite Duras, elle-même amoureuse du petit frère, recouvre celle de R. Musil en leur tombant littéralement dans les mains… "Duras, c'est qui celle-là ?" interrogent-ils, circonspects. Une séquence filmée projetée répond à leur interrogation. On y voit défiler la mer, une femme de dos, une paire de lunettes à épaisse monture d'écaille, une chevalière, une bouteille de vin, une machine à écrire aux feuillets battus par le vent du large, autant de fragments recomposant le monde selon Duras. Eux deux font partie du bal, ils virevoltent sur eux-mêmes sur la plage qu'on imagine être celle de Trouville.

© Christophe Raynaud de Lage.
Ainsi va s'écrire en direct, à grands renforts de mimiques appuyées et d'improvisations audacieuses, la véritable histoire non inventée de toutes pièces, un remake forcément génial dicté sous influence par l'autrice d'"Agathe". On y retrouve les mêmes thèmes qui s'entrelacent - l'amour, l'inceste, le vide existentiel -, le même balancement des mots, les mêmes silences et échos distillant une petite musique entêtante. Sous les crépitements frénétiques du clavier de l'antique Remington, les lettres aux lettres succèdent. "Elle lui déclarait son amour… Tu serais ma sœur… Elle n'affrontait pas son désir… L'amour de son frère était le plus grand des amours…". Très vite, la fiction leur monte à la tête, les enivre, déborde dans le réel au point que Bert s'échauffe et se précipite sur la cheville d'Ange la faisant choir au sol…

Revenant à eux, ici et maintenant, leurs personnages ou plutôt leurs personnes abordent une question plus personnelle : "Je parle de toi à moi… Tu voudrais des enfants ? Plus t'as d'enfants, plus t'es pauvre. Mais être riche, à quoi ça sert si t'es seul ?". Quant au clin d'œil à l'incontournable interview de Bernard Pivot invitant M. D. sur le plateau d'Apostrophes, il prend ici la forme d'un pastiche hilarant où Bert, l'air pénétré, jouera le rôle d'un interviewer aux accents déclamatoires - "Marguerite Durâââss, est-ce inconfortâââble d'écriiire ? Les désillusions, les promesses de l'aube non tenues…" - et Ange, celui de l'écrivaine dissertant de sa voix timbrée sur l'absolu devoir d'écrire, de ce malheur qu'on porte en soi.

Lorsque le jeu reprendra - "Ils ne sortent que la nuit… Un bonheur trop grand… L'extase…" - Bert stoppe net Ange qui se colle à lui au bord de l'excitation orgasmique. "Arrêtons là, ça va trop loin…", dit-il. Entre dialogue et récitatif, le pouvoir incantatoire d'"Agathe" est tel que les frontières entre personnes et personnages jouent à se brouiller, un trouble identitaire semble les gagner et ce trouble, pour son plus grand bonheur, gagne aussi le spectateur ballotté entre fictions mises en abyme et réalités vécues.

La contamination du réel du plateau par l'écriture durassienne ira jusqu'à faire ingurgiter de manière jubilatoire la fameuse mouche d'"Écrire" (Gallimard 93), déposée opportunément au fond du verre de vin bu frénétiquement par Ange. "De l'histoire de la mouche, je voudrais dire encore un peu plus. Je la vois encore, elle, cette mouche-là, sur le mur blanc, mourir. Dans la lumière solaire d'abord, et puis dans la lumière réfractée et sombre du sol carrelé. On peut aussi ne pas écrire, oublier une mouche. Seulement la regarder. Voir comment elle se débattait, d'une façon terrible et comptabilisée dans un ciel inconnu et de rien".

© Christophe Raynaud de Lage.
Multipliant facétieusement les registres, se filmant champ contre champ "à la manière de", ils émaillent leur trip durassien de saillies crues ou faussement embarrassées, "et maintenant qu'est-ce que je fais de ta déclaration ?". Ainsi se donne à voir sous nos yeux éberlués - ravis à nous-mêmes comme Lol V. Stein avait pu l'être en ce petit matin, sidérée après avoir vu son fiancé danser toute la nuit dans les bras d'Anne-Marie Streitter, la femme de Calcutta, l'enfant chérie de Venise, celle qui se dérobait à l'envi au désir du Vice-Consul de Lahore - un ovni théâtral échappant à toutes normes pour venir compléter la désopilante série des "traités de la perdition".

Vu le vendredi 22 juillet au Gymnase du Lycée Saint-Joseph, Avignon.

"Là où je croyais être, il n'y avait personne"

© Christophe Raynaud de Lage.
Conception, texte : Anaïs Muller, Bertrand Poncet.
Avec : Anaïs Muller et Bertrand Poncet.
Dramaturgie : Pier Lamandé.
Musique : Antoine Muller, Philippe Veillon.
Scénographie : Charles Chauvet.
Lumière : Diane Guérin.
Vidéo : Romain Pierre.
Durée : 1 h 15.
Ce deuxième volet des "Traités de la perdition" a reçu le prix du jury du Festival Impatience 2021.

•Avignon In 2022•
Du 22 au 25 juillet.
Tous les jours à 15 h.
Gymnase du lycée Saint-Joseph, rue des Teinturiers, Avignon.
>> festival-avignon.com
Réservations : 04 90 14 14 14.

Tournée
Du 18 au 21 janvier 2023 : Le CentQuatre-Paris, Paris 19e.
Du 16 au 17 mars 2023 : TAP - Théâtre Auditorium de Poitiers, Poitiers (86).
Du 21 au 25 mars 2023 : TnBA, Bordeaux (33).

© Christophe Raynaud de Lage.

Yves Kafka
Lundi 25 Juillet 2022
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