Avignon 2022

•In 2022• "Iphigénie" Et tout ça pour une histoire de vent, de dieux, de fables… Le "non" d'Iphigénie portée par la colère des femmes

Qui sait la propension quasi addictive de Tiago Rodrigues à "réinventer" les mythes (cf. son fabuleux "Antoine et Cléopâtre" ou "By Heart" à partir d'un sonnet de Shakespeare décliné à l'envi, ou encore "Bovary" ressuscitée) ne peut être vraiment étonné que ce passionné de récits revienne en Avignon avec une "Iphigénie" revisitée, transcendée. Dans une subtile mise en scène d'Anne Théron allant comme un gant au texte du dramaturge, Iphigénie (la jeune fille derrière le rôle) reprend des couleurs… L'écriture théâtrale et sa traduction au plateau ne faisant qu'une, la création n'a de cesse de questionner nos libertés d'action et les places attribuées au féminin.



© Christophe Raynaud de Lage.
Rester fidèle au mythe antique "encré" dans les mémoires (ainsi en va-t-il de la Tragédie, Iphigénie sait avec nous qu'elle va devoir mourir ce soir, elle n'échappera pas au fatum quelles que soient les énergies déployées), tout en "travaillant" le mythe de l'intérieur afin de le faire accoucher de nouveaux horizons d'attente dissimulés jusque-là dans les plis des tuniques antiques… Telle apparaît la gageure. Et si, au terme de cette heure et demie ou un peu plus, Iphigénie finira comme il est écrit, c'est en femme libre, débarrassée des injonctions patriarcales et de gardienne de la mémoire. Morte certes, mais en ayant recouvré sa liberté.

En fond de plateau, une vidéo défile en continu, on imagine la baie d'Aulis. On ne voit que la mer qui s'embrase des rougeurs du couchant et le ciel traversé parfois par des nuages sombres. On devine au loin les trières attendant impatiemment que le vent souffle pour prendre la mer… C'est qu'ils ont une mission d'importance les guerriers, partir faire la guerre à l'ennemi troyen coupable d'avoir enlevé la femme de l'un de leurs rois, Ménélas, frère d'Agamemnon, le roi des rois… et père d'Iphigénie.

© Christophe Raynaud de Lage.
Mais on ne va pas vous raconter l'histoire, vous la connaissez cette fable de la belle Hélène "ravie" (… oui, c'est peut-être elle qui a séduit le beau guerrier grec, elle en avait le pouvoir) par Pâris, fils de Priam, roi de Troie. L'histoire insensée d'un carnage annoncé à cause d'une femme, elle toujours bien vivante… Non, même si vous savez que tout cela n'est que récit inventé pour trouver une raison à ce qui est fondamentalement irraisonnable - comment la guerre le serait-elle ? -, vous vous fiez au souvenir ancré en vous, aux attendus de cette tragédie ayant traversé le temps. Ce soir, c'est à une mise en abyme de cette histoire mythique que nous allons assister. Une tentative de déconstruction systémique afin de mieux faire entendre les problématiques en jeu.

Sur le plateau nu au sol constitué de praticables disjoints pouvant glisser les uns sur les autres afin de ménager des niveaux différents, les neuf comédiennes et comédiens bien vivants, tout de noir vêtus, vont enclencher un récit dans le récit, commentant tour à tour les postures des personnages, les contredisant tant leurs décisions apparaissent inacceptables aux humains qu'ils incarnent. Ainsi d'Agamemnon en prise avec une folle promesse impossible à tenir mais qui, la mort dans l'âme et s'apprêtant à la donner de ses mains, fera périr ce qu'il a de plus cher, sa fille. Ainsi de Ménélas qui sera amené progressivement à admettre que la raison alléguée pour justifier le sacrifice de sa nièce se résume… à du vent.

© Christophe Raynaud de Lage.
Quant au chœur des femmes, allié au hiératique Vieillard dépositaire de la Mémoire, clamant leur colère contre l'histoire dont elles ont la charge et dont elles se font l'écho vibrant d'indignation, il joue son rôle infatigable de questionneur d'un passé impossible à passer en elles. Ces femmes qui se souviennent sont des guerrières déterminées de la paix.

Et puis il y a cette figure tutélaire, icône laïque d'une humanité à vif, incarnée superbement par la comédienne jouant le personnage de la reine Clytemnestre, mère d'Iphigénie. Avec infiniment de tendresse, mais aussi de détermination incorruptible, elle est là pour tenter de libérer Agamemnon de la promesse batailleuse qu'il a pu faire naguère aux Grecs, promesse qui le conduit désormais "par pure honnêteté" vers un destin impur d'infanticide. Elle lui indique la porte de sortie qui les sauverait, lui, elle, leur fille, les Grecs qui vont, si la guerre éclate à cause de ce serment aventureux, verser inexorablement leur sang. S'il consentait seulement à abdiquer, ils pourraient vivre ensemble un destin… humain.

© Christophe Raynaud de Lage.
Quant à la figure fragile de la jeune femme endossant celui de la victime sacrificielle, elle sortira du silence imposé par des siècles de loi patriarcale. Avec une force éclatante, elle naîtra à elle-même avant de subir le sort inique dicté par des dieux absents dont des hommes, castrés de leur humanité, se font les marionnettes serviles. Se souvenir non de la tragédie enseignée véhiculant de manière subliminale l'idée d'un sacrifice féminin à consentir, tribut ordinaire à payer, mais le "non" catégorique qu'elle lui oppose. Elle réclame l'oubli de cette mémoire pernicieuse chargée d'inscrire dans l'inconscient collectif le sacrifice des femmes comme allant de soi. Ce qu'elle lance au visage de ces hommes, bouffons de dieux qui n'existent pas, c'est un "non" fondateur, une promesse de vie humaine.

Immergée dans la scénographie envoûtante de ce plateau habité par des personnes artistes remettant en débat les motivations de leur personnage, sur fond d'une mer étale attendant que le vent ne se lève, la mémoire du spectateur se déconstruit. Happée par le mouvement impulsé, elle se lave des scories héritées pour advenir à un autre stade de conscience…

© Christophe Raynaud de Lage.
Si les dieux sont des fables pour éviter de se souvenir des crimes commis en leurs noms, la très humaine réécriture de Tiago Rodrigues de ce mythe antique, sublimée par la mise en jeu d'Anne Théron, aura la vertu de faire résonner longtemps en nous ce "non" de résistance féminine… Iphigénie.

Vu le vendredi 8 juillet à l'Opéra du Grand Avignon.

"Iphigénie"

© Christophe Raynaud de Lage.
Strasbourg - Paris – Porto/Création 2022.
Spectacle en français surtitré en anglais sauf les 11 et 12 juillet.
Texte : Tiago Rodrigues.
Traduction : Thomas Resendes.
Mise en scène : Anne Théron.
Dramaturgie et assistant à la mise en scène : Thomas Resendes.
Avec : Carolina Amaral, Fanny Avram, João Cravo Cardoso, Alex Descas, Vincent Dissez, Mireille Herbstmeyer, Julie Moreau, Philippe Morier-Genoud, Richard Sammut.
Collaboration chorégraphique : Thierry Thieû Niang.
Scénographie et costumes : Barbara Kraft.
Lumière, Benoît Théron.
Vidéo : Nicolas Comte avec à l'image Jules Dupont, Achille Genet, Baptiste Perais, Julien Toinard, Louis Valencia.
Son : Sophie Berger.
Durée : 1 h 35.

"Iphigénie" de Tiago Rodrigues, traduction de Thomas Resendes, est publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs dans le recueil "Iphigénie, Agamemnon, Electre".

Spectacle diffusé le 15 juillet sur France 5, le 24 juillet sur Culturebox, puis disponible en replay pendant 9 mois.

•Avignon In 2022•
Du 7 au 13 juillet 2022.
À 18 h, relâche le 10 juillet.
Opéra Grand Avignon, place de l'Horloge, Avignon.
>> festival-avignon.com
Réservations : 04 90 14 14 14.

Tournée
Du 13 au 22 octobre 2022 : TNS - Théâtre National de Strasbourg, Strasbourg (67).
Du 18 au 22 janvier 2023 : Théâtre des Célestins, Lyon (69).

© Christophe Raynaud de Lage.

Yves Kafka
Lundi 11 Juillet 2022
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