Lyrique

"Il Prigioniero" et "Das Gehege" à La Monnaie, des opéras pour conjurer l'enfer

La Monnaie (De Munt) propose, jusqu'au 27 janvier 2018, une nouvelle production de deux opéras des XXe et XXIe siècles réunis pour la première fois à la scène, "Il Prigioniero" de Luigi Dallapiccola et "Das Gehege" de Wolfgang Rihm. Un puissant spectacle qui fera date grâce à une équipe artistique d'une rare cohésion.



"Il Prigioniero" © B. Ulhig/La Monnaie.
Dans la belle production d'Andrea Breth, metteure en scène allemande célébrée (à raison) dans la patrie de Goethe (et dans le splendide théâtre rénové de La Monnaie), deux opéras composés à cinquante années de distance sont présentés pour la première fois dans une même soirée.

Quand Luigi Dallapiccola termine l'orchestration de son deuxième opéra "Il Prigioniero" (Le Prisonnier) en 1948 (il est créé en 1950), quatre petites années nous séparent de la naissance d'un des autres compositeurs majeurs du XXe siècle, Wolfgang Rihm - qui écrit au début du XXIe siècle "Das Gehege" (L'Enclos) donné à la suite sur la scène bruxelloise.

Beaucoup d'éléments rapprochent ces deux cris, tragique pour le premier, féroce pour le second, par leur durée, par leur incursion dans les géhennes réelles ou fantasmées de l'horreur moderne, par leur teneur politique et philosophique. On se souvient que l'opéra de L. Dallapiccola, mettant en scène la tentative d'évasion d'un prisonnier, a été monté à Paris en 2008 (40 ans après sa création française) avec "L'Ode à Napoléon" d'A. Schönberg, tandis que la "Scène nocturne" de W. Rihm lui a été commandée par le Bayerische Staatsoper pour faire pendant à la "Salomé" de Richard Strauss (tous deux donnés en 2006).

"Il Prigioniero" © B. Ulhig/La Monnaie.
C'est donc bien une première à La Monnaie, pour un spectacle qui a donné lieu à une intense réflexion des plus fertiles. Dans des décors jumeaux dupliquant des cages (une magnifique scénographie ténébreuse traversée des lumières très travaillées d'Alexander Koppelmann), le Prisonnier torturé par l'Inquisiteur (de Dallapiccola) devient le double de la Femme enfermée dans un enclos avec un aigle (de Rihm). Deux consciences malheureuses (mais la Femme semble tour à tour victime et bourreau) dont la proposition conjointe permet à Andrea Breth de livrer une forte méditation sur la privation de liberté (physique et mentale), l'espérance comme torture et les soubresauts de l'Histoire.

Le Geôlier inquiétant à souhait de John Graham-Hall (se révélant être aussi l'Inquisiteur) est devenu un dictateur du XXe siècle et les deux Prêtres que croise le Prisonnier au cours de son évasion seront tour à tour figurants de tableaux qui par exemple rappellent l'horreur des photos de cadavres qu'on traîne dans un camp de concentration ou l'enfermement symétrique des gardiens (les excellents Guillaume Antoine et Julian Hubbard).

"Das Gehege" © B. Ulhig/La Monnaie.
Idée phare et forte : les mêmes chanteurs se retrouvent dans le deuxième opus, composé à partir des dernières pages d'une pièce de Botho Strauss ("Schlusschor"). Dans le rôle de la Mère du Prisonnier et de la Femme à l'Aigle, la jeune soprano Angeles Blancas Gulin est éblouissante, de même que le baryton Georg Nigl est comme toujours exceptionnel.

La soprano espagnole comme le baryton allemand livrent une incarnation brûlante, invraisemblablement casse-cou. Dans le beau tissu sonore de Dallapiccola, Georg Nigl porte au plus niveau d'intelligence et d'expressivité le sprechstimme hérité de la Seconde École de Vienne. Dans un climat d'angoisse et de désespoir, le langage musical se déploie avec une beauté et une puissance inouïes, obtenues (outre les séries dodécaphoniques assez libres) par l'écriture de mouvements mélodiques conjoints et, entre autres, les interventions enregistrées des chœurs (des coulisses), ces Intermezzi Corale sonorisés confondants.

Devenu une des trois incarnations silencieuses d'animaux étranges (mi-hommes, mi-aigles), le baryton allemand (avec G. Antoine et J. Hubbard) se prête après l'entracte au jeu de mort initié par la Femme de l'opéra de W. Rihm, dans un ballet sauvage et ironique.

"Das Gehege" © B. Ulhig/La Monnaie.
Cette Femme qu'incarne donc A. Blancas Gulin (après sa ballata hallucinée orfèvre au début du "Prigioniero"), est la maîtresse de ce chant impur appelé par la partition : des cris rauques aux élans lyriques straussiens sans oublier le style parlé-chanté. Soutenus par un Orchestre Symphonique de La Monnaie sensuel, magistral dans les plages méditatives comme dans les exaspérations sonores, aux interventions solistes superlatives grâce au chef français Franck Ollu, ces chanteurs sont tout simplement inoubliables.

À la Philharmonie de Paris, le 17 février 2018, le baryton Georg Nigl est attendu pour un hommage au compositeur Pascal Dusapin. La production d'Andrea Breth et Franck Ollu sera reprise cette année à Stuttgart avec la même distribution.

Du 16 au 27 janvier 2018.

Théâtre de la Monnaie - De Munt.
5 Place de la Monnaie, Bruxelles.
Tél. : + 32 2 229 12 00.
>> lamonnaie.be

"Il Prigioniero" (1950) - "Das Gehege" (2006).
Opéra en un prologue et un acte - Scène nocturne.
Luigi Dallapiccola & Wolfgang Rihm.
Livrets respectivement en italien et en allemand par L. Dallapiccola & Botho Strauss.
Surtitrage en flamand et en français.
Durée : 2 h avec un entracte.

Franck Ollu, direction musicale.
Andrea Breth, mise en scène.
Martin Zehetgruber, décors.
Nina von Mechow, costumes.
Alexander Koppelmann, éclairages.
Sergio Morabito, dramaturgie.

"Il Prigioniero" © B. Ulhig/La Monnaie.
"Il Prigioniero".
Angeles Blancas Gulin, La Madre.
Georg Nigl, Il Prigioniero.
John Graham-Hall, Il Carceriere/Il Grande Inquisitore.
Julian Hubbard, Primo Sacerdote.
Guillaume Antoine, Secondo Sacerdote.

"Das Gehege".
Angeles Blancas Gulin, Die Frau.

Orchestre Symphonique et Chœurs de la Monnaie.
Académie des Chœurs de la Monnaie.
Benoît Giaux, chef des chœurs.

Christine Ducq
Lundi 22 Janvier 2018
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