Danse

"Il Cimento dell'Armonia e dell'Inventione", Quatuor de corps en quête de nature à réinventer

La chorégraphe flamande Anne Teresa de Keersmaeker n'a jamais dissimulé l'attraction quasi pulsionnelle qui la lie à Rainer Maria Rilke, dont le célèbre poème en prose est au cœur de ses créations… "Chevaucher, chevaucher, chevaucher, le jour, la nuit, le jour. Chevaucher, chevaucher, chevaucher…"… Sa quête multisensorielle, réglée au sol par des déplacements géométriques millimétrés, prend ici comme terre d'élection les "Quatre Saisons" de Vivaldi, revisitées et hybridées au travers du regard de son ancien élève devenu complice, Radouan Mriziga, dont la porte d'entrée du monde est à rechercher du côté du prisme de l'architecture.



© Anne Van Aerschot.
Prolongeant le plateau nu où des néons clignotant semblent hésiter à annoncer les saisons à venir tant leur succession apparaît désormais improbable, un silence abyssal plonge la salle dans une attente chorale. Et lorsque le premier danseur, bras tendu en prolongement de son visage, apparaitra, arpentant en tous sens le plateau, reniflant et soufflant comme le ferait un animal cheval, on reconnaît d'emblée les fondamentaux du langage dansé d'ATDK… où comment la danse naît "naturellement" pour elle de la marche et du souffle qui la porte. Mouvement endogène amplifié par le secours d'un poème que l'on se dit à soi, "Mon poème est ma danse" (titre de l'une de ses créations).

S'inscrivant discrètement en fond de scène, le nom des quatre saisons – Autunno, Inverno, Primavera, Estate – défilera successivement comme un repère pour tenter de se retrouver dans un cycle de la nature amplement perturbé par les changements climatiques dus aux désordres des hommes. Les lumières – blanches pour l'hiver, bistres pour l'automne, rouges pour l'été – composeront à leur tour des paysages, comme autant de visages des aléas saisonniers.

© Anne Van Aerschot.
Les danseurs, aux torses nus mis en valeur par de suggestives tuniques transparentes laissant "respirer" les émotions à fleur de peau, en solo ou en harmonie parfaite, se livrent à des performances endiablées d'où ressort un esprit de liberté chevillé au corps. Ainsi, entre des figures fluides incarnées à l'unisson, se glissent des moments de délire champêtre où les danseurs semblent se laisser aller à la fantaisie qui les caractérise. Une légèreté contrastant avec la pureté chorégraphiée des mouvements d'ensemble intégrant les influences assumées du contemporain. Ainsi des figures de breakdance s'invitant entre les mouvements gracieux des cercles et des ellipses, tels les glissements rapides des pieds au sol, les équilibres hasardeux tenus tête renversée et autres écritures acrobatiques du hip-hop.

De cet ensemble riche en sensations, on mettra en exergue le point d'orgue représenté par les "percussions corporelles" effectuées par les quatre danseurs qui, dans un ensemble parfait résonnant longtemps à nos oreilles, frappent ardemment de leurs pieds le plancher en scandant la partition du "Printemps". Quant au poème d'Asmaa Jama – "We, the salvage" – clôturant l'opus, il s'inscrit en droite ligne de l'ADN de la chorégraphe… et du spectacle faisant écho à l'état présent et futur de notre planète abimée. Enfin, comment lors du salut final, ne pas remarquer le keffieh palestinien dont se drapent les épaules d'un danseur.

© Anne Van Aerschot.
Simple pièce de tissu à carreaux noir et blanc rappelant, s'il en était besoin, que l'art de la danse sans ancrage social ne serait que vain divertissement à l'usage de celles et ceux qui auraient pour parti de contrôler les consciences sous couvert d'un alibi culturel de bon ton.

Anne Teresa de Keersmaeker et Radouan Mriziga imposent là, avec un naturel confondant, leur attelage de chorégraphes à haute valeur ajoutée, faisant de la matière dansée un laboratoire de recherches en perpétuelle ébullition… Exit toute tentation interprétative des différents tableaux, reliés entre eux par une urgence sensorielle faisant fi de toutes tentatives de narrations à ras le plancher (de danse)…

Se laisser transporter par les vibrations des corps liés dans le même trip, se laisser gagner par la virtuosité d'Amandine Beyer réinterprétant à sa mesure les partitions de Vivaldi, se laisser émouvoir par les longues nappes de silence dans lesquelles se recompose le monde à découvrir. Et au bout de cette traversée à la fois baroque et contemporaine (oxymore vivifiant), la sensation d'avoir vécu une expérience synesthésique propre à ravir nos sens.
◙ Yves Kafka

Vu le mardi 4 novembre 2025, Grande salle Vitez du tnba à Bordeaux.

"Il Cimento dell'Armonia e dell'Inventione"

© Anne Van Aerschot.
Rosas/A7LA5.
Chorégraphie : Anne Teresa De Keersmaeker, Radouan Mriziga.
Créé avec et dansé par : Boštjan Antončič, Nassim Baddag, Lav Crnčević, José Paulo dos Santos.
Musique : Antonio Vivaldi, Le quattro stagioni.
Scénographie et lumière : Anne Teresa De Keersmaeker, Radouan Mriziga.
Direction des répétitions : Eleni Ellada Damianou.
Enregistrement : Amandine Beyer, Gli Incogniti Alpha Classics/Outhere Music 2015.
Analyse musicale : Amandine Beyer.
Poèmes : Asmaa Jama, "We, the salvage", Antonio Vivaldi, "Le quattro stagioni".
Costumes : Aouatif Boulaich.
Chef costumière : Alexandra Verschueren, assistée par Chiara Mazzarolo et Els Van Buggenhout.
Habillage : Els Van Buggenhout.
Assistante à la direction artistique : Martine Lange.
Coordination artistique et planning : Anne Van Aerschot.
Production : Rosas.
Durée : 1 h 30.
Première : 11 mai 2024, Rosas Performance Space, présenté par La Monnaie, Kaaitheater et Kunstenfestivaldesarts.

© Anne Van Aerschot.
Représenté du mardi 4 au jeudi 6 novembre 2025 au tnba (Théâtre national Bordeaux Aquitaine) avec La Manufacture CDCN, dans le cadre de sa saison hors les murs, et l'Opéra National de Bordeaux.

Tournée
14 et 15 novembre 2025 : Tanzhaus nrw, Düsseldorf (Allemagne).
13, 14 et 15 janvier 2026 : Théâtre Vidy-Lausanne, Lausanne (Suisse).
31 janvier 2026 : Le Delta, Namur (Belgique).
11 mars 2026 : Teatro Municipale Valli, Iteatri, Reggio Emilia (Italie).
24 et 25 mars 2026 : Dansens Hus, Stockholm (Suède).
Du 3 au 9 avril 2026 : Live De Munt/La Monnaie, Bruxelles (Belgique).
31 mai et 1er juin 2026 : Live Bergen International Festival, Bergen (Norvège).

Yves Kafka
Mardi 11 Novembre 2025
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